Contes dune grand-mère | Page 5

George Sand
quelquefois, il ne les voyait jamais; ce sont des animaux mystérieux qui n'attaquent jamais les premiers.
Quand il vit approcher l'époque de la cueillette des chataignes, il fit sa provision qu'il cacha dans un autre arbre creux à peu de distance de son chêne; mais les rats et les mulots les lui disputèrent si bien, qu'il dut les enterrer dans le sable, où elles se conservèrent jusqu'au printemps. D'ailleurs, Emmi avait largement de quoi se nourrir. La lande étant devenue absolument déserte, il put s'aventurer la nuit jusqu'aux endroits cultivés et y déterrer des pommes de terre et des raves; mais c'était voler et la chose lui répugnait. Il amassa quantité de favasses dans les jachères et fit des lacets pour prendre des alouettes en ramassant de?à et delà des crins laissés aux buissons par les chevaux au paturage. Les patours savent tirer parti de tout et ne laissent rien perdre. Emmi ramassa assez de flocons de laine sur les épines des cl?tures pour se faire une espèce d'oreiller; plus tard, il se fabriqua une quenouille et un fuseau et apprit tout seul à filer. Il se fit des aiguilles à tricoter avec du fil de fer qu'il trouva à une barrière mal raccommodée, qu'on répara encore et qu'il dépouilla de nouveau pour fabriquer des collets à prendre les lapins. Il réussit donc à se faire des bas et à manger de la viande. Il devint un chasseur des plus habiles; épiant jour et nuit toutes les habitudes du gibier, initié à tous les mystères de la lande et de la forêt, il tendit ses piéges à coup s?r et se trouva dans l'abondance.
Il eut même du pain à discrétion, grace à une vieille mendiante idiote, qui, toutes les semaines, passait au pied du chêne et y déposait sa besace pleine, pour se reposer. Emmi, qui la guettait, descendait de son arbre, la tête couverte de sa peau de chèvre, et lui donnait une pièce de gibier en échange d'une partie de son pain. Si elle avait peur de lui, sa peur ne se manifestait que par un rire stupide et une obéissance dont elle n'avait du reste point à se repentir.
Ainsi se passa l'hiver, qui fut très-doux, et l'été suivant, qui fut chaud et orageux. Emmi eut d'abord grand'peur du tonnerre, car la foudre frappa plusieurs fois des arbres assez proches du sien; mais il remarqua que le chêne parlant, ayant été écimé longtemps auparavant et s'étant refait une cime en parasol, n'attirait plus le fluide, qui s'attaquait à des arbres plus élevés et de forme conique. Il finit par dormir aux roulements et aux éclats du tonnerre sans plus de souci que la chouette sa voisine.
Dans cette solitude, Emmi, absorbé par le soin incessant d'assurer sa vie et de préserver sa liberté, n'eut pas le temps de conna?tre l'ennui. On pouvait le traiter de paresseux, il savait bien, lui, qu'il avait plus de mal à se donner pour vivre seul que s'il f?t resté à la ferme. Il acquérait aussi plus d'intelligence, de courage et de prévision que dans la vie ordinaire. Pourtant, quand cette vie exceptionnelle fut réglée à souhait et qu'elle exigea moins de temps et de souci, il commen?a à réfléchir et à sentir sa petite conscience lui adresser certaines questions embarrassantes. Pourrait-il vivre toujours ainsi aux dépens de la forêt sans servir personne et sans contenter aucun de ses semblables? Il s'était pris d'une espèce d'amitié pour la vieille Catiche, l'idiote qui lui cédait son pain en échange de ses lapins et de ses chapelets d'alouettes. Comme elle n'avait pas de mémoire, ne parlait presque pas et ne racontait par conséquent à personne ses entrevues avec lui, il était arrivé à se montrer à elle à visage découvert, et elle ne le craignait plus. Ses rires hébétés laissaient deviner une expression de plaisir quand elle le voyait descendre de son arbre. Emmi s'étonnait lui-même de partager ce plaisir; il ne se disait pas, mais il sentait que la présence d'une créature humaine, si dégradée qu'elle soit, est une sorte de bienfait pour celui qui s'est condamné à vivre seul. Un jour qu'elle lui semblait moins abrutie que de coutume, il essaya de lui parler et de lui demander où elle demeurait. Elle cessa tout à coup de rire, et lui dit d'une voix nette et d'un ton sérieux:
--Veux-tu venir avec moi, petit?
--Où?
--Dans ma maison; si tu veux être mon fils, je te rendrai riche et heureux.
Emmi s'étonna beaucoup d'entendre parler distinctement et raisonnablement la vieille Catiche. La curiosité lui donnait quelque envie de la croire, mais un coup de vent agita les branches au-dessus de sa tête, et il entendit la voix du chêne lui dire:
--N'y va pas!
--Bonsoir et bon voyage, dit-il à la vieille; mon arbre ne veut pas que je le quitte.
--Ton arbre
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