Contes du jour et de la nuit | Page 8

Guy de Maupassant
patés de terre. C'était elle, c'était bien elle. Elle avait un air sérieux de dame, une toilette simple, une allure assurée et digne.
Il la regardait de loin, n'osant pas approcher. Le petit gar?on leva la tête. Fran?ois Tessier se sentit trembler. C'était son fils, sans doute. Et il le considéra, et il crut se reconna?tre lui-même tel qu'il était sur une photographie faite autrefois.
Et il demeura caché derrière un arbre, attendant qu'elle s'en allat, pour la suivre.
Il n'en dormit pas la nuit suivante. L'idée de l'enfant surtout le harcelait. Son fils! Oh! s'il avait pu savoir, être s?r? Mais qu'aurait-il fait?
Il avait vu sa maison; il s'informa. Il apprit qu'elle avait été épousée par un voisin, un honnête homme de moeurs graves, touché par sa détresse. Cet homme, sachant la faute et la pardonnant, avait même reconnu l'enfant, son enfant à lui, Fran?ois Tessier.
Il revint au parc Monceau chaque dimanche. Chaque dimanche il la voyait, et chaque fois une envie folle, irrésistible, l'envahissait, de prendre son fils dans ses bras, de le couvrir de baisers, de l'emporter, de le voler.
Il souffrait affreusement dans son isolement misérable de vieux gar?on sans affections; il souffrait une torture atroce, déchiré par une tendresse paternelle faite de remords, d'envie, de jalousie, et de ce besoin d'aimer ses petits que la nature a mis aux entrailles des êtres.
Il voulut enfin faire une tentative désespérée, et, s'approchant d'elle, un jour, comme elle entrait au parc, il lui dit, planté, au milieu du chemin, livide, les lèvres secouées de frissons:
--Vous ne me reconnaissez pas?
Elle leva les yeux, le regarda, poussa un cri d'effroi, un cri d'horreur, et, saisissant par les mains ses deux enfants, elle s'enfuit, en les tra?nant derrière elle.
Il rentra chez lui pour pleurer.
Des mois encore passèrent. Il ne la voyait plus. Mais il souffrait jour et nuit, rongé, dévoré par sa tendresse de père.
Pour embrasser son fils, il serait mort, il aurait tué, il aurait accompli toutes les besognes, bravé tous les dangers, tenté toutes les audaces.
Il lui écrivit à elle. Elle ne répondit pas. Après vingt lettres, il comprit qu'il ne devait point espérer la fléchir. Alors il prit une résolution désespérée, et prêt à recevoir dans le coeur une balle de revolver s'il le fallait. Il adressa à son mari un billet de quelques mots:
?Monsieur,
?Mon nom doit être pour vous un sujet d'horreur. Mais je suis si misérable, si torturé par le chagrin, que je n'ai plus d'espoir qu'en vous.
?Je viens vous demander seulement un entretien de dix minutes.
?J'ai l'honneur, etc.?
Il re?ut le lendemain la réponse:
?Monsieur,
?Je vous attends mardi à cinq heures.?
* * * * *
En gravissant l'escalier, Fran?ois Tessier s'arrêtait de marche en marche, tant son coeur battait. C'était dans sa poitrine un bruit précipité, comme un galop de bête, un bruit sourd et violent. Et il ne respirait plus qu'avec effort, tenant la rampe pour ne pas tomber.
Au troisième étage, il sonna. Une bonne vint ouvrir. Il demanda:
--Monsieur Flamel.
--C'est ici, monsieur. Entrez.
Et il pénétra dans un salon bourgeois. Il était seul; il attendit éperdu, comme au milieu d'une catastrophe.
Une porte s'ouvrit. Un homme parut. Il était grand, grave, un peu gros, en redingote noire. Il montra un siège de la main.
Fran?ois Tessier s'assit, puis, d'une voix haletante:
--Monsieur... monsieur... je ne sais pas si vous connaissez mon nom... si vous savez....
M. Flamel l'interrompit:
--C'est inutile, monsieur, je sais. Ma femme m'a parlé de vous.
Il avait le ton digne d'un homme bon qui veut être sévère, et une majesté bourgeoise d'honnête homme. Fran?ois Tessier reprit:
--Eh bien, monsieur, voilà. Je meurs de chagrin, de remords, de honte. Et je voudrais une fois, rien qu'une fois, embrasser... l'enfant....
M. Flamel se leva, s'approcha de la cheminée, sonna. La bonne parut. Il dit:
--Allez me chercher Louis.
Elle sortit. Ils restèrent face à face, muets, n'ayant plus rien à se dire, attendant.
Et, tout à coup, un petit gar?on de dix ans se précipita dans le salon, et courut à celui qu'il croyait son père. Mais il s'arrêta, confus, en apercevant un étranger.
M. Flamel le baisa sur le front, puis lui dit:
--Maintenant, embrasse monsieur, mon chéri.
Et l'enfant s'en vint gentiment, en regardant cet inconnu.
Fran?ois Tessier s'était levé. Il laissa tomber son chapeau, prêt à choir lui-même. Et il contemplait son fils.
M. Flamel, par délicatesse, s'était détourné, et il regardait par la fenêtre, dans la rue.
L'enfant attendait, tout surpris. Il ramassa le chapeau et le rendit à l'étranger. Alors Fran?ois, saisissant le petit dans ses bras, se mit à l'embrasser follement à travers tout son visage, sur les yeux, sur les joues, sur la bouche, sur les cheveux.
Le gamin, effaré par cette grêle de baisers, cherchait à les éviter, détournait la tête, écartait de ses petites mains les lèvres goulues de cet homme.
Mais Fran?ois Tessier, brusquement, le remit à terre. Il cria:
--Adieu! adieu!
Et il s'enfuit comme un voleur.

L'AVEU
[Illustration]
L'AVEU
Le soleil de midi
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