Contes de Caliban | Page 3

Émile Bergerat
historique et normal du récit parisien que voici, le localiser en un autre
temps serait en éventer l'arôme, et c'est pourquoi je vous transporte au mois de mai 1871,
aux derniers jours de la Commune.
Pour l'entrée des troupes régulières dans la ville reconquise, je ne sais plus à quel corps
de l'armée de Mac-Mahon avait été prescrite l'occupation du XVIIe arrondissement.
Peut-être était-ce à la division du général Clinchant, mais peu importe. Toujours est-il
que les fédérés, notamment ceux des Ternes, lui avaient opposé une énergique résistance.
On s'était battu ferme à la porte Dauphine d'abord, puis place Wagram, et enfin à la porte
des Ternes même, où je vois encore un canonnier de la marine, à demi fou de rage, et

assisté de deux titis du quartier, braquer éperdument sa pièce tantôt sur le mont Valérien,
tantôt sur les tours de Notre-Dame. Ce n'était pas que l'opinion politique de ce pointeur
fût incertaine, et tout indiquait en lui, geste, cris et costume, qu'il ne croyait pas travailler
à la gloire de M. Thiers, mais grâce à un jeu de balistique dont l'invention revenait à ses
jeunes servants d'artillerie, la caronade, virant sur son axe comme toupie, balayait tour à
tour Sablonville et l'avenue ternoise, impartialement.
Bibi et Coco--tels étaient les noms homériques de ces apprentis Jomini--s'en gondolaient
sur le talus des fortifs. Quant au canonnier, je n'ai pas besoin de vous dire que, quoique
de première classe, il n'abattait, et en tous sens, que des cheminées, dans le ciel, et des
platanes, sur la terre.
Encore n'était-ce pas des platanes. A cette époque, ce charmant quartier, où j'aurai
fidèlement vécu ma vie, depuis lors annexé à la périphérie, et comme suburbain encore,
était un bois véritable ou plutôt un parc, semé de maisonnettes ouvrant sur des jardinets
débordants de lilas de Perse et que traversait l'avenue dite des Ternes, charmille d'acacias.
C'était donc des grappes roses ou blanches et des gerbes violettes qu'ébranchait la
caronade giratoire, et la large voie en était pleine.
Des aides cocasses et hilares de l'hoffmannesque canonnier, spécimens du type populaire
de Gavroche, point de portraits à faire, n'est-ce pas, après l'auteur des _Misérables_? Ils
ne diffèrent point d'une zone municipale à l'autre, et le moineau franc les symbolise à
merveille. Rien de plus candide dans la démoralisation, innée ou éducatrice, de plus
sensible même dans le fatalisme, que ces petits Parigots, modelés du limon de la bonne
Lutèce, qui pleurent sans larmes, en dedans, rient sans joie, comme le singe, et à qui, dès
quatorze ans, la vie n'a plus rien à enseigner. Bibi et Coco, d'ailleurs inséparables, en
avaient acquis les premières notions à la fréquentation d'abord des chiens errants, qui sont
d'admirables modèles, puis au bal Dourlans, de démocratique souvenance, où j'ai assisté,
moi qui vous parle, à des cours pratiques de rossignolisme, entremêlés de chorégraphie
pour les deux sexes, qui ont donné bien des colons à la Nouvelle-Zélande. Pour
diversifier un peu cette instruction libre et sommaire, les parents des jeunes chicards
avaient eu recours au vieux moyen pédagogique de nos pères, encore accrédité dans la
banlieue, et ils avaient prié l'abbé Garbut, troisième vicaire de la paroisse, de catéchiser
leur progéniture, c'est-à-dire de les mettre au catéchisme, livre abrégé du bien et du mal.
Tout m'oblige à constater qu'ils n'y avaient point du tout mordu. Les cours s'étaient
espacés dès le début de l'initiation, et Dourlans avait repris ses disciples. Mais lorsqu'ils
rencontraient l'abbé sous les acacias, Bibi et Coco lui tiraient gentiment leur casquette,
dont les ponts montaient de jour en jour. Un si brave homme, le troisième vicaire, et doux,
et charitable, et simple, même d'esprit, comme le Rédempteur veut ses apôtres. Sa
dévotion à la sainte Vierge Marie n'en laissait rien à celle des bonnes gens du moyen âge,
et, préposé spécialement à sa chapelle, jamais il n'en laissait l'autel sans fleurs, fût-ce
l'hiver, où elles sont rares et coûteuses. A plus forte raison en mai, qui est le mois de la
Madone.
L'avenue lui en offrait une moisson abondante et toute cueillie, que le tir du marin en
délire tranchait sur tiges. Il n'y avait qu'à se baisser pour y ramasser des gerbes odorantes.

L'abbé Garbut ne put y tenir et, du perron de l'église, il s'élança sur la place, en faisant
déjà tablier de sa soutane. Et comme il se baissait pour le remplir, un boulet de canon
enragé, le dernier, l'abattit sur le trottoir comme une quille.
Bibi et Coco le virent tomber, et ils le reconnurent. Ils venaient de lâcher le _Jean-Bart_
et sa caronade épuisée de munitions, et ils songeaient à se tapir dans quelque trou sérieux,
pour se soustraire à la curiosité d'un nombre grossissant de pantalons rouges qui
surgissaient de toutes les rues traversières et dessinaient leur mouvement de jonction vers
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