Contes à mes petites amies | Page 9

J. N. Bouilly
mangea que ce que lui donnait son père, et ne se mêla
qu'avec une extrême réserve aux toasts qu'il lui faisait porter avec ses
anciens frères d'armes. En un mot, Gabrielle devint aussi sensée qu'elle
avait été distraite, étourdie; aussi digne, aussi décente qu'on l'avait vue
familière, évaporée; et, si quelquefois il lui échappait encore quelques
fautes légères, elle s'empressait de les réparer, certaine qu'elles seraient
aussitôt divulguées par les gens du château, et qu'elles exciteraient la
critique et les rires vengeurs du comité des bergères.

LA ROBE DE GUINGAMP.
Si l'on calculait bien tous les avantages que produit l'urbanité, tout le
charme qu'elle répand sur notre vie et surtout les méprises fâcheuses
qu'elle nous évite, on se ferait un devoir constant d'être affable pour
tout le monde, de ne jamais mesurer les égards qu'on doit aux
personnes qui nous abordent sur leur extérieur, sur leur vêtement, sur
leurs manières simples et souvent prises à dessein de cacher un grand
nom, une haute célébrité. Il ne suffit pas d'avoir une éducation soignée,
des talents, de l'esprit, d'aimables reparties; tout cela n'est rien si l'on ne
sait pas l'accompagner de cette aménité sans adulation, de ce ton
prévenant et digne qui concilie tous les suffrages, subjugue tous les
coeurs; et, comme le dit une femme célèbre dont les écrits sont devenus
un modèle inimitable: «_La délicatesse est la grâce de la bonté._»
Madame Dastrol, veuve d'un ingénieur en chef des ponts et chaussées,
habitait une très belle maison de campagne, située aux environs
d'Amboise, près du château de Chanteloup, remarquable par les
souvenirs historiques qu'il retrace, et surtout par cette pagode chinoise à
sept étages du haut de laquelle on découvre quatorze villages, et l'on
domine sur l'admirable jardin de la France, arrosé par la Loire, qu'on
suit de l'oeil pendant vingt-cinq lieues qu'elle parcourt. Ce point de vue,
l'un des plus étendus, l'un des plus riches de toute la contrée, attire
ordinairement les étrangers qui séjournent dans la Touraine, et plus
d'une fois leur curiosité satisfaite et la beauté du site les conduisaient
jusqu'à la belle habitation de madame Dastrol, qui n'en était distante
que d'une demi-lieue.
Cette dame avait deux filles: Delphine et Eugénie. Autant l'une aimait
le faste et la parure, et désirait avoir tout ce que la mode peut inventer,
autant l'autre était simple et peu recherchée dans ses vêtements. La robe
du moindre prix, les cheveux relevés avec un peigne d'écaille, une
collerette de gaze unie, et des brodequins de toile écrue: telle était la
parure ordinaire d'Eugénie. Delphine, au contraire, portait toujours une
robe d'étoffe rare et nouvelle, faite à la dernière mode et surchargée de
garnitures, un canezou garni de riches dentelles; et sur son chapeau
d'une forme outrée se mêlaient blondes, plumes et rubans. Chaque jour
c'était une nouvelle ceinture à la grecque, à l'écossaise; un large
bracelet, orné de turquoises, couvrait chacun de ses bras, qu'il serrait au
point de gêner le mouvement de ses mains; et des guêtres de chez

Steiger enlaçaient si fort le bas de la jambe et le pied, qu'elle ne pouvait
marcher sans éprouver une vive douleur; mais que ne sacrifierait-on pas
à l'empire de la mode?
On conçoit facilement que cette différence de goûts et de penchants qui
existait entre les deux soeurs influait beaucoup sur leur caractère et sur
leurs affections. Delphine ne faisait cas que des personnes dont la
parure et l'extérieur annonçaient un haut rang, une grande fortune;
Eugénie ne s'attachait qu'aux qualités du coeur, et ne jugeait des
individus que par l'expression de leur langage et tout ce qui annonçait
une âme pure, élevée. Elle avait moins de jeunes amies que sa soeur;
mais le peu qu'elle possédait lui offrait un juste retour des tendres
épanchements de son esprit et de son coeur.
Un jour, c'était vers la mi-septembre, époque de l'équinoxe, qui attire
assez souvent des pluies abondantes et produit des orages, Delphine et
Eugénie venaient de rentrer, avec leur mère, d'une longue promenade,
et n'avaient eu que le temps d'échapper à une ondée, lorsqu'elles
aperçurent des croisées du salon deux étrangères qui traversaient à pied
la grande cour, et se réfugiaient sous une remise, pour s'y mettre à l'abri
de la pluie. L'une paraissait âgée d'environ cinquante ans; elle était
modestement vêtue et portait sur la tête un chapeau de paille sans autre
ornement qu'un ruban entourant la forme et venant nouer sous le
menton. Une jeune personne de douze à treize ans, habillée plus
simplement encore, l'accompagnait. Sa petite robe de guingamp sans
garnitures était serrée autour de sa taille par un ruban noir; elle avait
pour coiffure une capote de taffetas dont la couleur paraissait un peu
altérée par le soleil; un foulard noué à son cou et des souliers de peau
noire: telle était la toilette de la jeune
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