Contes à la brune | Page 6

Armand Silvestre
autour de leurs lares. Ils
applaudissent au progrès contemporain, au sage goût de ce peuple pour
les plaisirs faciles, au développement des industries alimentaires; ils se
réjouissent d'être nés dans un si beau temps où tout le monde ne songe
qu'à s'amuser. Les grands cacatoës de la démocratie locale trônent dans
cet épanouissement, semblant dire, la main dans le revers de leur
redingote: Ce beau temps-là, c'est nous qui l'avons fait! La vérité est
qu'il se vend dans le pays, chaque dimanche, beaucoup plus de petits
verres et de charcuterie qu'il y a dix ans. Allez donc nier, après cela, la
prospérité nationale et le bien-être croissant des classes autrefois
opprimées. Je jouis comme un autre du philanthropique spectacle de
tous ces gosiers arrosés et de toutes ces tripes repues, mais j'en jouis
sobrement, sans m'y appesantir, avec l'enthousiasme d'un homme qui
n'aurait pas pris ce chemin s'il n'y avait pas été obligé.
--C'est aujourd'hui Pâques-fleuries, dit un enfant à son père en passant
auprès de moi.
Son père le regarda d'un air qui voulait dire: Qu'est-ce que ça nous fait!
* * * * *
Eh bien! moi, ça me dit quelque chose. Le mot est si joli, d'abord:
Pâques-fleuries! Ce fut comme une bouffée de souvenirs d'enfance qui
me monta au cerveau, pendant qu'il tintait dans mon oreille. Tout un
monde d'émotions douces se réveilla en moi, douces et lointaines
comme la voix d'un clocher perdu dans les brouillards. Je revis les

seuils de l'église tout jonchés de rameaux de buis et les foules
cheminant, recueillies, sous cette verdure, comme cela était quand
j'avais douze ans. Des relens d'encens et des gémissements d'orgue
passèrent dans l'air, et je me complus singulièrement à cette vision qui
me rajeunissait et me vieillissait tout ensemble. Des hymnes chantaient
en latin dans ma mémoire, et cette musique m'était la plus douce du
monde. Quoi d'étonnant?
Dans l'uniforme ennui des premières années qu'emplissent de
fastidieuses études et de stupides exercices de mémoire, je ne me
souviens pas de meilleur repos que celui des fêtes religieuses. Passer
des murs froids de l'étude crasseuse dans l'enceinte radieuse et
illuminée de l'église; quitter les bouquins noircis et cornés pour le
missel aux enluminures naïves; entendre les mélodies sublimes du
plain-chant au lieu du nasillard discours du pion; respirer à pleins
poumons le benjoin après les fades parfums de la cuisine scolaire,
n'était-ce pas vraiment quitter les réalités immondes pour les visions les
plus aimables? N'était-ce pas franchir la porte d'un paradis longtemps
fermé?
En ce temps-là, le jour des Rameaux était un grand événement dans ma
vie, et la noble image du pardon triomphant descendant sur l'humanité
prosternée m'apparaissait dans le simple rameau de buis que je
promenais fièrement au retour de la grand'messe.
* * * * *
Je ne sais pas encore par quoi la philosophie contemporaine compte
remplacer le symbolisme qui faisait le grand charme des religions
disparues. Grâce à lui, la Nature était de toutes leurs fêtes. C'était un
élément essentiellement païen de poésie et de grandeur, qui n'effrayait
pas le spiritualisme bon enfant de nos aïeux. Cette consécration des
choses par un commerce glorieux avec la Divinité n'était pas pour nous
montrer le néant de la Matière. J'avoue que celle-ci m'apparaît
beaucoup plus infime et humiliée sous le scalpel et dans les cornues, se
brisant, s'évaporant, se multipliant à l'infini, comme une vermine, sous
des noms scientifiques et barbares. J'ai horreur de vivre parmi tous ces
gaz décomposés. Dût un dogme indéniable surgir un jour de toute cette

cuisine, je lui préférerais encore le mensonge de la Vérité nue
s'élançant des eaux candides d'un puits. Cette recherche de l'infini dans
l'infiniment petit des pourritures me répugne horriblement, et j'aimais
mieux les efforts brisés de l'âme humaine vers un idéal fuyant toujours,
mais rayonnant comme le soleil qui nous éclaire et nous réchauffe sans
que nous l'atteignions davantage. Il y avait un beau fond de panthéisme
dans les cérémonies chrétiennes, qui leur venait de l'Orient plus encore
que de Rome et de la Grèce. C'était toujours une attache à l'éternelle
vérité qui est dans le respect mystérieux de la vie et dans l'adoration
méditative du Beau dans toutes les formes accessibles à nos sens et à
notre esprit.
* * * * *
Comme j'étais loin des promeneurs parisiens et des indigènes réjouis
dont je n'entendais plus le bruit que comme celui d'un reflux, rythmé
par la distance et s'affaiblissant à chaque nouveau retour! C'est que
j'avais pris la pleine campagne tout en méditant et me perdant dans ces
pensées, un chemin de traverse que je rebroussai pour rentrer avant le
déclin du soleil. Il me fit passer presque devant l'église, vide alors, mais
sur les marches de laquelle une mendiante continuait sa psalmodie,
avec des rameaux de buis béni dans son tablier. Elle
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