Contes à Ninon | Page 2

Emile Zola
de marbre, rougissante aux derniers
baisers du soleil. Je ne sais quelle pensée éternelle élevait ton front et grandissait tes yeux.
Puis, lorsqu'un sourire passait sur tes lèvres paresseuses, on eût dit, dans la jeunesse et la
splendeur soudaine de ton visage, ce rayon de mai qui fait monter toutes fleurs et toutes
verdures de cette terre frémissante, fleurs et verdures d'un jour que brûlent les soleils de
juin. Il existait, entre toi et les horizons, de secrètes harmonies qui me faisaient aimer les
pierres des sentiers. La petite rivière avait ta voix; les étoiles, à leur lever, regardaient de
ton regard; toutes choses, autour de moi, souriaient de ton sourire. Et toi, donnant ta grâce
à cette nature, tu en prenais les sévérités passionnées. Je vous confondais l'une avec
l'autre. A te voir, j'avais conscience de son ciel libre, et, lorsque mes yeux interrogeaient
la vallée, je retrouvais tes lignes souples et fortes dans les ondulations des terrains. C'est à
vous comparer ainsi que je me mis à vous aimer follement toutes deux, ne sachant
laquelle j'adorais davantage, de ma chère Provence ou de ma chère Ninon.
Chaque matin, mon amie, je me sens des besoins nouveaux de te remercier des jours
d'autrefois. Tu fus charitable et douce, de m'aimer un peu et de vivre en moi; dans cet âge
où le coeur souffre d'être seul, tu m'apportas ton coeur pour épargner au mien toute
souffrance. Si tu savais combien de pauvres âmes meurent aujourd'hui de solitude! Les
temps sont durs à ces âmes faites d'amour. Moi, je n'ai pas connu ces misères. Tu m'as
présenté à toute heure un visage de femme à adorer; tu as peuplé mon désert, te mêlant à
mon sang, vivante dans ma pensée. Et moi, perdu en ces amours profondes, j'oubliais, te
sentant en mon être. La joie suprême de notre hymen me faisait traverser en paix cette
rude contrée des seize ans, où tant de mes compagnons ont laissé des lambeaux de leurs
coeurs.
Créature étrange, aujourd'hui que tu es loin de moi et que je puis voir clair en mon âme,
je trouve un âpre plaisir à étudier pièce à pièce nos amours. Tu étais femme, belle et
ardente, et je t'aimais en époux. Puis, je ne sais comment, parfois tu devenais une soeur,
sans cesser d'être une amante; alors, je t'aimais en amant et en frère à la fois, avec toute la
chasteté de l'affection, tout l'emportement du désir. D'autres fois, je trouvais en toi un
compagnon, une robuste intelligence d'homme, et toujours aussi une enchanteresse, une
bien-aimée, dont je couvrais le visage de baisers, tout en lui en serrant la main en vieux
camarade. Dans la folie de ma tendresse, je donnais ton beau corps que j'aimais tant, à
chacune de mes affections. Songe divin, qui me faisait adorer en toi chaque créature,
corps et âme, de toute ma puissance, en dehors du sexe et du sang. Tu contentais à la fois
les ardeurs de mon imagination, les besoins de mon intelligence. Ainsi tu réalisais le rêve
de l'ancienne Grèce, l'amante faite homme, aux exquises élégances de forme, à l'esprit
viril, digne de science et de sagesse. Je t'adorais de tous mes amours, toi qui suffisais à
mon être, toi dont la beauté innommée m'emplissait de mon rêve. Lorsque je sentais en
moi ton corps souple, ton doux visage d'enfant, ta pensée faite de ma pensée, je goûtais
dans son plein cette volupté inouïe, vainement cherchée aux anciens âges, de posséder
une créature par tous les nerfs de ma chair, toutes les affections de mon coeur, toutes les
facultés de mon intelligence.
Je gagnais les champs. Couché sur la terre, appuyant ta tête sur ma poitrine, je te parlais
pendant de longues heures, le regard perdu dans l'immensité bleue de tes yeux. Je te
parlais, insoucieux de mes paroles, selon mon caprice du moment. Parfois, me penchant
vers toi, comme pour te bercer, je m'adressais à une petite fille naïve, qui ne veut point

dormir et que l'on endort avec de belles histoires, leçons de charité et de sagesse; d'autres
fois, mes lèvres sur tes lèvres, je contais à une bien-aimée les amours des fées ou les
tendresses charmantes de deux jeunes amants; plus souvent encore, les jours où je
souffrais de la sotte méchanceté de mes compagnons, et ces jours-là réunis ont fait les
années de ma jeunesse, je te prenais la main, l'ironie aux lèvres, le doute et la négation au
coeur, me plaignant à un frère des misères de ce monde, dans quelque conte désolant,
satire pleine de larmes. Et toi, te pliant à mes caprices, tout en restant femme et épouse, tu
étais tour à tour petite fille naïve, bien-aimée, frère consolateur. Tu entendais chacun de
mes langages. Sans jamais répondre, tu m'écoutais, me laissant lire
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