Contes, Nouvelles et Récits | Page 8

Jules Janin
tenait à ses idées, s'écriait: ?Je savais bien que c'était un bateau, car voici le pilote!? Or, le pilote était un épagneul rare et charmant; sa queue était orange, et de ce beau panache il se servait comme un nautonnier de voile et de gouvernail. Sa robe était blanche et noire, il portait à son front une étoile. Enfin, que vous dirai-je? il n'y avait rien de plus joli que cet épagneul venu de si loin, dans un attirail si nouveau. ?A moi l'enfant! disait la reine.--A moi le bateau!? disait le roi. Et voilà comme ils rentrèrent, tout joyeux et les mains pleines, en ce chateau dont ils étaient sortis les mains vides. Il faut vous dire aussi que l'épagneul, très fatigué, s'était endormi sur l'oreiller du jeune enfant. ?C'est un peu lourd, disait le roi, mais je suis trop content de ma trouvaille pour déranger ce bel épagneul.?
II
Quand le ministre et la dame d'honneur apprirent les événements de la matinée, et qu'ils se virent exposés à cette formidable concurrence d'un joli chien et d'un bel enfant, ils poussèrent de grands cris; mais le roi les fit taire en les mena?ant des Petites Affiches, où se rencontraient, en ce temps-la, tant de grands ministres et d'excellentes dames d'honneur.
L'enfant fut appelé d'un nom arabe qui signifie ?arraché des flots?. Quant au chien, on l'appela d'un nom fran?ais qui veut dire ?le bon pilote?.
Enfin la reine et le roi s'occupaient nuit et jour de l'un et de l'autre, à tel point, qu'on disait qu'ils perdaient le boire et le manger. Cette incessante préoccupation aurait très bien pu nuire à la gloire, à l'honneur du roi Lysis. Comme il laissait à ses ennemis beaucoup trop du loisir, il advint qu'une nuit du mois de décembre on entendit un grand bruit dans le chateau; c'étaient les ennemis du roi Lysis qui s'introduisaient dans la citadelle. Mais (rendons-lui son vrai nom) le sage Azor, réveillant doucement son jeune ma?tre, lui mit entre les mains une trompette achetée à la foire du Ludistan, et l'enfant, sur cette trompette, essaya, d'un souffle ingénu, l'air nouveau de Malbroug s'en va-t-en guerre. Bien qu'il fut assis en ce moment sur les marches du tr?ne, nous ne voulons pas flatter le petit Noémi (rendons-lui aussi son nom): il était un très chétif musicien; il écorchait de la belle sorte le fameux air Malbroug s'en va-t-en guerre, et les courtisans les plus subtils se bouchaient les oreilles aux premiers cris de la rauque trompette. Eh bien, voilà justement ce qui sauva le tr?ne de Lysis et de Lysida; les ennemis qui s'étaient emparés du chateau, voyant que pas un n'accourait à leur rencontre, s'étonnèrent et s'inquiétèrent. ?Il faut vraiment, disait le général ennemi, que l'on me tende un piège; halte-là!? Mais quand il entendit la trompette invisible et la chanson Malbroug s'en va-t-en guerre, il cria: ?Sauve qui peut!? Voilà comment, par la présence d'esprit d'un si bon chien et par une trompette en fer-blanc dont on ne voudrait pas à la foire de Saint-Cloud, fut délivré le chateau de Lysis-Lysida.
Le lendemain de cette nuit terrible, accourut le peuple enthousiaste en criant: Vive la reine et vive le roi! ?En ai-je assez battus!? disait Lysis. ?En avons-nous assez malmenés?? disait Lysida. Le ministre et la dame d'honneur avaient leur part dans cette gloire improvisée, et pas un mot de l'épagneul Azor, pas un mot du petit Noémi et de sa trompette. En ce temps-là, les peuples étaient bien ingrats!
Quand ils se virent si peu récompensés, Azor et Noémi, s'ils avaient eu des ames moins vaillantes, auraient désespéré de l'avenir; mais le bel Azor: ?J'avais tort, se dit-il, de négliger l'éducation de mon élève, il sera peut-être un jour quelque grand prince, et je veux lui enseigner l'art de la guerre.? Au même instant, l'épagneul ceignit son grand sabre, et, mettant un fusil chassepot entre les mains du petit joueur de trompette: ?Une, deux, trois! portez armes! présentez armes!? Azor accomplissait et surtout il enseignait tous ces beaux mouvements beaucoup mieux qu'un sergent de la garde nationale. Il savait jusqu'aux mots: En joue, et Feu! toute la gamme militaire. Enfin rien ne l'étonnait: une mine, une contre-mine, une barricade. Il excellait à planter un drapeau gris de lin (c'était la couleur du drapeau du Ludistan) sur les tourelles les plus élevées; il entrait par la brèche et défiait les canons les mieux rayés. Avec cela, modeste un peu plus qu'il ne convient à des victorieux. Quoi d'étonnant? il avait appris la modestie à l'école d'un jeune lièvre qui tirait un coup de pistolet, et qui respirait l'odeur de la poudre avec autant de bonheur que la suave odeur du thym ou du serpolet.
[Illustration: Malbroug s'en va-t-en guerre.]
Ce brave Azor menait de front l'utile et l'agréable; en même temps qu'il enseignait l'exercice
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