Consuelo, Tome 3 | Page 4

George Sand
vingtaine de lieues sur le Danube. Ils passèrent donc
cette journée à Lintz, s'amusèrent à gravir la colline, à examiner le

château fort d'en bas et celui d'en haut, d'où ils purent contempler les
majestueux méandres du fleuve au sein des plaines fertiles de l'Autriche.
De là aussi ils virent un spectacle qui les réjouit fort: ce fut la berline
du comte Hoditz, qui entrait triomphalement dans la ville. Ils
reconnurent la voiture et la livrée, et s'amusèrent à lui faire, de trop loin
pour être aperçus de lui, de grands saluts jusqu'à terre. Enfin, le soir,
s'étant rendus au rivage, ils y retrouvèrent leur bateau chargé de
marchandises de transport pour Moelk, et ils firent avec joie un
nouveau marché avec leur vieux pilote. Ils s'embarquèrent avant l'aube,
et virent briller les étoiles sereines sur leurs têtes, tandis que le reflet de
ces astres courait en longs filets d'argent sur la surface mouvante du
fleuve. Cette journée ne fut pas moins agréable que la précédente.
Joseph n'eut qu'un chagrin, ce fut de penser qu'il se rapprochait de
Vienne, et que ce voyage, dont il oubliait les souffrances et les périls
pour ne se rappeler que ses délicieux instants, allait bientôt toucher à
son terme.
A Moelk, il fallut se séparer du brave pilote, et ce ne fut pas sans regret.
Ils ne trouvaient pas dans les embarcations qui s'offrirent pour les
mener plus loin les mêmes conditions d'isolement et de sécurité.
Consuelo se sentait reposée, rafraîchie, aguerrie contre tous les
accidents. Elle proposa à Joseph de reprendre leur route à pied jusqu'à
nouvelle occurrence. Ils avaient encore vingt lieues à faire, et cette
manière d'aller n'était pas fort abréviative. C'est que Consuelo, tout en
se persuadant qu'elle était impatiente de reprendre les habits de son
sexe et les convenances de sa position, était au fond du coeur, il faut
bien l'avouer, aussi peu désireuse que Joseph de voir la fin de son
expédition, Elle était trop artiste par toutes les fibres de son
organisation, pour ne pas aimer la liberté, les hasards, les actes de
courage et d'adresse, le spectacle continuel et varié de cette nature que
le piéton seul possède entièrement, enfin toute l'activité romanesque de
la vie errante et isolée.
Je l'appelle isolée, lecteur, pour exprimer une impression secrète et
mystérieuse qu'il est plus facile à vous de comprendre qu'à moi de
définir. C'est, je crois, un état de l'âme qui n'a pas été nommé dans
notre langue, mais que vous devez vous rappeler, si vous avez voyagé à

pied, au loin, et tout seul, ou avec un autre vous-même, ou enfin,
comme Consuelo, avec un compagnon facile, enjoué, complaisant, et
monté à l'unisson de votre cerveau. Dans ces moments-là, si vous étiez
dégagé de toute sollicitude immédiate, de tout motif inquiétant, vous
avez, je n'en doute pas, ressenti une sorte de joie étrange, peut-être
égoïste tant soit peu, en vous disant: A l'heure qu'il est, personne ne
s'embarrasse de moi, et personne ne m'embarrasse. Nul ne sait où je
suis. Ceux qui dominent ma vie me chercheraient en vain; ils ne
peuvent me découvrir dans ce milieu inconnu de tous, nouveau pour
moi-même, où je me suis réfugié. Ceux que ma vie impressionne et
agite se reposent de moi, comme moi de mon action sur eux. Je
m'appartiens entièrement, et comme maître et comme esclave. Car il
n'est pas un seul de nous, ô lecteur! qui ne soit à la fois, à l'égard d'un
certain groupe d'individus, tour à tour et simultanément, un peu esclave,
un peu maître, bon gré, mal gré, sans se l'avouer et sans y prétendre.
Nul ne sait où je suis! Certes c'est une pensée d'isolement qui a son
charme, un charme inexprimable, féroce en apparence, légitime et doux
dans le fond. Nous sommes faits pour vivre de la vie de réciprocité. La
route du devoir est longue, rigide, et n'a d'horizon que la mort, qui est
peut-être à peine le repos d'une nuit. Marchons donc, et sans ménager
nos pieds! Mais si, dans des circonstances rares et bienfaisantes, où le
repos peut être inoffensif, et l'isolement sans remords, un vert sentier
s'offre sous nos pas, mettons à profit quelques heures de solitude et de
contemplation. Ces heures nonchalantes sont bien nécessaires à
l'homme actif et courageux pour retremper ses forces; et je dis que, plus
votre coeur est dévoré du zèle de la maison de Dieu (qui n'est autre que
l'humanité), plus vous êtes propre à apprécier quelques instants
d'isolement pour rentrer en possession de vous-même. L'égoïste est seul
toujours et partout. Son âme n'est jamais fatiguée d'aimer, de souffrir et
de persévérer; elle est inerte et froide, et n'a pas plus besoin de sommeil
et de silence qu'un cadavre. Celui qui aime est rarement seul, et, quand
il l'est, il s'en trouve
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