des coeurs aussi légers que les ondes de ce beau fleuve. Ils
avaient payé leur passage sur la barque d'un vieux batelier qui portait
des marchandises à Lintz. C'était un brave homme, dont ils furent
contents, et qui ne gêna pas leur entretien. Il n'entendait pas un mot
d'italien, et, son bateau étant suffisamment chargé, il ne prit pas d'autres
voyageurs, ce qui leur donna enfin la sécurité et le repos de corps et
d'esprit dont ils avaient besoin pour jouir complètement du beau
spectacle que présentait leur navigation à chaque instant. Le temps était
magnifique. Il y avait dans le bateau une petite cale fort propre, où
Consuelo pouvait descendre pour reposer ses yeux de l'éclat des eaux;
mais elle s'était si bien habituée les jours précédents au grand air et au
grand soleil, qu'elle préféra passer presque tout le temps couchée sur les
ballots, occupée délicieusement à voir courir les rochers et les arbres du
rivage, qui semblaient fuir derrière elle. Elle put faire de la musique à
loisir avec Haydn, et le souvenir comique du mélomane Hoditz, que
Joseph appelait Le maestromane, mêla beaucoup de gaieté à leurs
ramages. Joseph le contrefaisait à merveille, et ressentait une joie
maligne à l'idée de son désappointement. Leurs rires et leurs chansons
égayaient et charmaient le vieux nautonier, qui était passionné pour la
musique comme tout prolétaire allemand. Il leur chanta aussi des airs
auxquels ils trouvèrent une physionomie aquatique, et que Consuelo
apprit de lui, ainsi que les paroles. Ils achevèrent de gagner son coeur
en le régalant de leur mieux au premier abordage où ils firent leurs
provisions de bouche pour la journée, et cette journée fut la plus
paisible et la plus agréable qu'ils eussent encore passée depuis le
commencement de leur voyage.
«Excellent baron de Trenk! disait Joseph en échangeant contre de la
monnaie une des brillantes pièces d'or que ce seigneur lui avait données:
c'est à lui que je dois de pouvoir soustraire enfin la divine Porporina à
la fatigue, à la famine, aux dangers, à tous les maux que la misère traîne
à sa suite. Je ne l'aimais pourtant pas d'abord, ce noble et bienveillant
baron!
--Oui, dit Consuelo, vous lui préfériez le comte. Je suis heureuse
maintenant que celui-ci se soit borné à des promesses, et qu'il n'ait pas
souillé nos mains de ses bienfaits.
--Après tout, nous ne lui devons rien, reprenait Joseph. Qui a eu le
premier la pensée et la résolution de combattre les recruteurs? c'est le
baron; le comte ne s'en souciait pas, et n'y allait que par complaisance
et par ton. Qui a couru des risques et reçu une balle dans son chapeau,
bien près du crâne? encore le baron! Qui a blessé, et peut-être tué
l'infâme Pistola? le baron! Qui a sauvé le déserteur, à ses dépens
peut-être, et en s'exposant à la colère d'un maître terrible? Enfin, qui
vous a respectée, et n'a pas fait semblant de reconnaître votre sexe? qui
a compris la beauté de vos airs italiens, et le goût de votre manière?
--Et le génie de maître Joseph Haydn? ajouta Consuelo en souriant; le
baron, toujours le baron!
--Sans doute, reprit Haydn pour lui rendre sa maligne insinuation; et il
est bien heureux peut-être, pour un noble et cher absent dont j'ai
entendu parler, que la déclaration d'amour à la divine Porporina soit
venue du comte ridicule, au lieu d'être faite par le brave et séduisant
baron.
--Beppo! répondit Consuelo avec un sourire mélancolique, les absents
n'ont tort que dans les coeurs ingrats et lâches. Voilà pourquoi le baron,
qui est généreux et sincère, et qui est amoureux d'une mystérieuse
beauté, ne pouvait pas songer à me faire la cour. Je vous le demande à
vous-même: sacrifieriez-vous aussi facilement l'amour de votre fiancée
et la fidélité de votre coeur au premier caprice venu?»
Beppo soupira profondément.
«Vous ne pouvez être pour personne le premier caprice venu, dit-il, et...
le baron pourrait être fort excusable d'avoir oublié toutes ses amours
passées et présentes en vous voyant.
--Vous devenez galant et doucereux, Beppo! je vois que vous avez
profité dans la société de M. le comte; mais puissiez-vous ne jamais
épouser une margrave, et ne pas apprendre comment on traite l'amour
quand on a fait un mariage d'argent!»
Arrivés le soir à Lintz, ils y dormirent enfin sans terreur et sans souci
du lendemain. Dès que Joseph fut éveillé, il courut acheter des
chaussures, du linge, plusieurs petites recherches de toilette masculine
pour lui, et surtout pour Consuelo, qui put se faire brave et beau,
comme elle le disait en plaisantant, pour courir la ville et les environs.
Le vieux batelier leur avait dit que s'il pouvait trouver une commission
pour Moelk, il les reprendrait à son bord le jour suivant, et leur ferait
faire encore une
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