Consuelo, Tome 2 | Page 9

George Sand

couleurs moins sombres. Enfin, elle vit le sentier se détourner
brusquement de la rive, entrer dans une courte galerie maçonnée
fraîchement, et finir à une petite porte qui semblait de métal,
tant elle était froide, et qu'encadrait gracieusement un grand lierre
terrestre.
Quand elle se vit au bout de ses fatigues et de ses irrésolutions,
quand elle appuya sa main épuisée sur ce dernier obstacle, qui
pouvait céder à l'instant même, car elle tenait la clef de cette porte
dans son autre main, Consuelo hésita et sentit une timidité plus
difficile à vaincre que toutes ses terreurs. Elle allait donc
pénétrer seule dans un lieu fermé à tout regard, à toute

pensée humaine, pour y surprendre le sommeil ou la rêverie d'un
homme qu'elle connaissait à peine; qui n'était ni son père, ni son
frère, ni son époux; qui l'aimait peut-être, et qu'elle ne pouvait ni
ne voulait aimer. Dieu m'a entraînée et conduite ici, pensait-elle,
au milieu des plus épouvantables périls. C'est par sa volonté
plus encore que par sa protection que j'y suis parvenue. J'y viens avec
une âme fervente, une résolution pleine de charité, un coeur
tranquille, une conscience pure, un désintéressement à toute
épreuve. C'est peut-être la mort qui m'y attend, et cependant cette
pensée ne m'effraie pas. Ma vie est désolée, et je la perdrais
sans trop de regrets; je l'ai éprouvé il n'y a qu'un instant, et depuis
une heure je me vois dévouée à un affreux trépas avec une
tranquillité à laquelle je ne m'étais point préparée. C'est
peut-être une grâce que Dieu m'envoie à mon dernier moment. Je
Vais tomber peut-être sous les coups d'un furieux, et je marche
à cette catastrophe avec la fermeté d'un martyr. Je crois ardemment
à la vie éternelle, et je sens que si je péris ici, victime d'un
dévouement inutile peut-être, mais profondément religieux, je
serai récompensée dans une vie plus heureuse. Qui m'arrête? et
pourquoi éprouvé-je donc un trouble inexprimable, comme si
j'allais commettre une faute et rougir devant celui que je viens sauver?
C'est ainsi que Consuelo, trop pudique pour bien comprendre sa pudeur,
luttait contre elle-même, et se faisait presque un reproche de la
délicatesse de son émotion. Il ne lui venait cependant pas
à l'esprit qu'elle pût courir des dangers plus affreux pour elle que
celui de la mort. Sa chasteté n'admettait pas la pensée qu'elle pût
devenir la proie des passions brutales d'un insensé. Mais elle
éprouvait instinctivement la crainte de paraître obéir à un
sentiment moins élevé, moins divin que celui dont elle était
animée. Elle mit pourtant la clef dans la serrure; mais elle essaya
plus de dix fois de l'y faire tourner sans pouvoir s'y résoudre. Une
fatigue accablante, une défaillance extrême de tout son être,
achevaient de lui faire perdre sa résolution au moment d'en recevoir
le prix: sur la terre, par un grand acte de charité; dans le ciel, par une
mort sublime.

XLII.

Cependant elle prit son parti. Elle avait trois clefs. Il y avait donc trois
portes et deux pièces à traverser avant celle où elle supposait
Albert prisonnier. Elle aurait encore le temps de s'arrêter, si la force
lui manquait.
Elle pénétra dans une salle voûtée, qui n'offrait d'autre
ameublement qu'un lit de fougère sèche sur lequel était jetée
une peau de mouton. Une paire de chaussures à l'ancienne mode, dans
un délabrement remarquable, lui servit d'indice pour reconnaître
la chambre à coucher de Zdenko. Elle reconnut aussi le petit panier
qu'elle avait porté rempli de fruits sur la pierre d'Épouvante, et qui,
au bout de deux jours, en avait enfin disparu. Elle se décida
à ouvrir la seconde porte, après avoir refermé la première avec
soin; car elle songeait toujours avec effroi au retour possible du
possesseur farouche de cette demeure. La seconde pièce où elle entra
était voûtée comme la première, mais les murs étaient
revêtus de nattes et de claies garnies de mousse. Un poêle y
répandait une chaleur suffisante, et c'était sans doute le tuyau
creusé dans le roc qui produisait au sommet du Schreckenstein cette
lueur fugitive que Consuelo avait observée. Le lit d'Albert était,
comme celui de Zdenko, formé d'un amas de feuilles et d'herbes
desséchées; mais Zdenko l'avait couvert de magnifiques peaux
d'ours, en dépit de l'égalité absolue qu'Albert exigeait dans leurs
habitudes, et que Zdenko acceptait en tout ce qui ne chagrinait pas la
tendresse passionnée qu'il lui portait et la préférence de
sollicitude qu'il lui donnait sur lui-même. Consuelo fut reçue dans
cette chambre par Cynabre, qui, en entendant tourner la clef dans la
serrure, s'était posté sur le
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