atteinte d'un amour nouveau, elle n'eût connu ni cette foi
vive, ni cette confiance sainte qui jusque-là l'avaient guidée et
soutenue. Jamais peut-être elle n'avait, au contraire, éprouvé le
retour amer de son ancienne passion plus fortement que dans ces
circonstances où elle cherchait à s'en distraire par des actes
d'héroïsme et une sorte de fanatisme d'humanité.
En rentrant le soir dans sa chambre, elle trouva sur son épinette un
vieux livre doré et armorié qu'elle crut aussitôt reconnaître
pour celui qu'elle avait vu prendre dans le cabinet d'Albert et emporter
par Zdenko la nuit précédente. Elle l'ouvrit à l'endroit où le
signet était posé: c'était le psaume de la pénitence qui
commence ainsi: De profondis clamavi ad te Et ces mots latins
étaient soulignés avec une encre qui semblait fraîche, car elle
avait un peu collé au verso de la page suivante. Elle feuilleta tout le
volume, qui était une fameuse bible ancienne, dite de Kralic,
éditée en 1579, et n'y trouva aucune autre indication, aucune note
marginale, aucun billet. Mais ce simple cri parti de l'abîme, et pour
ainsi dire des profondeurs de la terre, n'était-il pas assez significatif,
assez éloquent? Quelle contradiction régnait donc entre le voeu
formel et constant d'Albert et la conduite récente de Zdenko?
Consuelo s'arrêta à sa dernière supposition. Albert, malade et
accablé au fond du souterrain, qu'elle présumait placé sous le
Schreckenstein, y était peut-être retenu par la tendresse insensée
de Zdenko. Il était peut-être la proie de ce fou, qui le chérissait
à sa manière, en le tenant prisonnier, en cédant parfois à son
désir de revoir la lumière, en exécutant ses messages auprès de
Consuelo, et en s'opposant tout à coup au succès de ses
démarches par une terreur où un caprice inexplicable. Eh bien, se
dit-elle, j'irai, dussé-je affronter les dangers réels; j'irai, dussé-je
faire une imprudence ridicule aux yeux des sots et des égoïstes;
j'irai, dussé-je y être humiliée par l'indifférence de celui qui
m'appelle. Humiliée! et comment pourrais-je l'être, s'il est
réellement aussi fou lui-même que le pauvre Zdenko? Je n'aurai
sujet que de les plaindre l'un et l'autre, et j'aurai fait mon devoir. J'aurai
obéi à la voix de Dieu qui m'inspire, et à sa main qui me pousse
avec une force irrésistible.
L'état fébrile où elle s'était trouvée tous les jours
précédents, et qui, depuis sa dernière rencontre malencontreuse
avec Zdenko, avait fait place à une langueur pénible, se manifesta
de nouveau dans son âme et dans son corps. Elle retrouva toutes ses
forces; et, cachant à Amélie et le livre, et son enthousiasme, et son
dessein, elle échangea des paroles enjouées avec elle, la laissa
s'endormir, et partit pour la source des Pleurs, munie d'une petite
lanterne sourde qu'elle s'était procurée le matin même.
Elle attendit assez longtemps, et fut forcée par le froid de rentrer
plusieurs fois dans le cabinet d'Albert, pour ranimer par un air plus
tiède ses membres engourdis. Elle osa jeter un regard sur cet
énorme amas de livres, non pas rangés sur des rayons comme dans
une bibliothèque, mais jetés pêle-mêle sur le carreau, au milieu
de la chambre, avec une sorte de mépris et de dégoût. Elle se
hasardai à en ouvrir quelques-uns. Ils étaient presque tous écrits
en latin, et Consuelo put tout au plus présumer que c'étaient des
ouvrages de controverse religieuse, émanés de l'église romaine
ou approuvés par elle. Elle essayait d'en comprendre les titres,
lorsqu'elle entendit enfin bouillonner l'eau de la fontaine. Elle y courut,
ferma sa lanterne, se cacha derrière le garde-fou, et attendit
l'arrivée de Zdenko. Cette fois, il ne s'arrêta ni dans le parterre, ni
dans le cabinet. Il traversa les deux pièces, et sortit de l'appartement
d'Albert pour aller, ainsi que le sut plus tard Consuelo, regarder et
écouter, à la porte de l'oratoire et à celle de la chambre
à coucher du comte Christian, si le vieillard priait dans la douleur ou
reposait tranquillement. C'était une sollicitude qu'il prenait souvent
sur son compte, et sans qu'Albert eût songé à la lui imposer,
comme on le verra par la suite.
Consuelo ne délibéra point sur le parti qu'elle avait à prendre;
son plan était arrêté. Elle ne se fiait plus à la raison ni à la
bienveillance de Zdenko; elle voulait parvenir jusqu'Ã celui qu'elle
supposait prisonnier, seul et sans garde. Il n'y avait sans doute qu'un
chemin pour aller sous terre de la citerne du château à celle du
Schreckenstein. Si ce chemin était difficile ou périlleux, du moins
il était praticable, puisque Zdenko y passait toutes les nuits.
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