Consuelo, Tome 1 | Page 9

George Sand
de réserve avec son fiancé; et lui la vit grandir et se transformer,
sans éprouver d'impatience et sans désirer de changement à cette
intimité sans nuage, sans scrupule, sans mystère, et sans remords.

[1 Diverses sortes de coquillages très-grossier et à fort bas prix dont le
peuple de Venise est friand.]
Il y avait quatre ans déjà que le professeur Porpora et le comte
Zustiniani s'étaient mutuellement présenté leurs petits musiciens, et
depuis ce temps le comte n'avait plus pensé à la jeune chanteuse de
musique sacrée; depuis ce temps, le professeur avait également oublié
le bel Anzoleto, vu qu'il ne l'avait trouvé, après un premier examen,
doué d'aucune des qualités qu'il exigeait dans un élève: d'abord une
nature d'intelligence sérieuse et patiente, ensuite une modestie poussée
jusqu'à l'annihilation de l'élève devant les maîtres, enfin une absence
complète d'études musicales antérieures à celles qu'il voulait donner
lui-même. «Ne me parlez jamais, disait-il, d'un écolier dont le cerveau
ne soit pas sous ma volonté comme une table rase, comme une cire
vierge où je puisse jeter la première empreinte. Je n'ai pas le temps de
consacrer une année à faire désapprendre avant de commencer à
montrer. Si vous voulez que j'écrive sur une ardoise, présentez-la-moi
nette. Ce n'est pas tout, donnez-la-moi de bonne qualité. Si elle est trop
épaisse, je ne pourrai l'entamer; si elle est trop mince, je la briserai au
premier trait.» En somme, bien qu'il reconnût les moyens
extraordinaires du jeune Anzoleto, il déclara au comte, avec quelque
humeur et avec une ironique humilité à la fin de la première leçon, que
sa méthode n'était pas le fait d'un élève déjà si avancé, et que le premier
maître venu suffirait pour embarrasser et retarder les progrès naturels
et le développement invincible de cette magnifique organisation.
Le comte envoya son protégé chez le professeur Mellifiore, qui de
roulade en cadence, et de trilles en grupetti, le conduisit à l'entier
développement de ses qualités brillantes; si bien que lorsqu'il eut
vingt-trois ans accomplis, il fut jugé, par tous ceux qui l'entendirent
dans le salon du comte, capable de débuter à San-Samuel avec un grand
succès dans les premiers rôles.
Un soir, toute la noblesse dilettante, et tous les artistes un peu
renommés qui se trouvaient à Venise furent priés d'assister à une
épreuve finale et décisive. Pour la première fois de sa vie, Anzoleto
quitta sa souquenille plébéienne, endossa un habit noir, une veste de

satin, releva et poudra ses beaux cheveux, chaussa des souliers à
boucles, prit un maintien composé, et se glissa sur la pointe du pied
jusqu'à un clavecin, où, à la clarté de cent bougies, et sous les regards
de deux ou trois cents personnes, il suivit des yeux la ritournelle,
enflamma ses poumons, et se lança, avec son audace, son ambition et
son ut de poitrine, dans cette carrière périlleuse où, non pas un jury,
non pas un juge, mais tout un public, tient d'une main la palme et de
l'autre le sifflet.
Si Anzoleto était ému intérieurement, il ne faut pas le demander;
cependant il y parut fort peu, et à peine ses yeux perçants, qui
interrogeaient à la dérobée ceux des femmes, eurent-ils deviné cette
approbation secrète qu'on refuse rarement à un aussi beau jeune homme,
à peine les amateurs, surpris d'une telle puissance de timbre et d'une
telle facilité de vocalisation, eurent-ils fait entendre autour d'eux des
murmures favorables, que la joie et l'espoir inondèrent tout son être.
Alors aussi, pour la première fois de sa vie, Anzoleto, jusque-là
vulgairement compris et vulgairement enseigné, sentit qu'il n'était point
un homme vulgaire, et transporté par le besoin et le sentiment du
triomphe, il chanta avec une énergie, une originalité et une verve
remarquables. Certes, son goût ne fut pas toujours pur, ni son exécution
sans reproche dans toutes les parties du morceau; mais il sut toujours se
relever par des traits d'audace, par des éclairs d'intelligence et des élans
d'enthousiasme. Il manqua des effets que le compositeur avait ménagés;
mais il en trouva d'autres auxquels personne n'avait songé, ni l'auteur
qui les avait tracés, ni le professeur qui les avait interprétés, ni aucun
des virtuoses qui les avaient rendus. Ces hardiesses saisirent et
enlevèrent tout le monde. Pour une innovation, on lui pardonna dix
maladresses; pour un sentiment individuel, dix rébellions contre la
méthode. Tant il est vrai qu'en fait d'art, le moindre éclair de génie, le
moindre essor vers de nouvelles conquêtes, exerce sur les hommes plus
de fascination que toutes les ressources et toutes les lumières de la
science dans les limites du connu.
Personne peut-être ne se rendit compte des causes et personne
n'échappa aux effets de cet enthousiasme. La Corilla venait d'ouvrir la
séance par un grand air bien chanté et vivement applaudi; cependant le

succès qu'obtint le jeune débutant effaça tellement
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