Consuelo, Tome 1 | Page 8

George Sand
développé de bonne heure et destiné à une longue et
puissante virilité, il avait encore le coeur pur et les sens contenus par la
volonté. Le hasard lui avait fait rencontrer la petite Espagnole devant
les Madoriettes, chantant des cantiques par dévotion; et lui, pour le
plaisir d'exercer sa voix, il avait chanté avec elle aux étoiles durant des
soirées entières. Et puis ils s'étaient rencontrés sur les sables du Lido,
ramassant des coquillages, lui pour les manger, elle pour en faire des
chapelets et des ornements. Et puis encore ils s'étaient rencontrés à
l'église, elle priant le bon Dieu de tout son coeur, lui regardant les
belles dames de tous ses yeux. Et dans toutes ces rencontres, Consuelo
lui avait semblé si bonne, si douce, si obligeante, si gaie, qu'il s'était fait
son ami et son compagnon inséparable, sans trop savoir pourquoi ni
comment. Anzoleto ne connaissait encore de l'amour que le plaisir. Il
éprouva de l'amitié pour Consuelo; et comme il était d'un pays et d'un
peuple où les passions règnent plus que les attachements, il ne sut point
donner à cette amitié un autre nom que celui d'amour. Consuelo accepta
cette façon de parler; après qu'elle eut fait à Anzoleto l'objection
suivante: «Si tu te dis mon amoureux, c'est donc que tu veux te marier
avec moi?» et qu'il lui eut répondu: «Bien certainement, si tu le veux,
nous nous marierons ensemble.»
Ce fut dès lors une chose arrêtée. Peut-être qu'Anzoleto s'en fit un jeu,
tandis que Consuelo y crut de la meilleure foi du monde. Mais il est
certain que déjà ce jeune coeur éprouvait ces sentiments contraires et
ces émotions compliquées qui agitent et désunissent l'existence des
hommes blasés.
Abandonné à des instincts violents, avide de plaisirs, n'aimant que ce
qui servait à son bonheur, haïssant et fuyant tout ce qui s'opposait à sa
joie, artiste jusqu'aux os, c'est-à-dire cherchant et sentant la vie avec
une intensité effrayante, il trouva que ses maîtresses lui imposaient les
souffrances et les dangers de passions qu'il n'éprouvait pas
profondément. Cependant il les voyait de temps en temps; rappelé par
ses désirs, repoussé bientôt après par la satiété ou le dépit. Et quand cet
étrange enfant avait ainsi dépensé sans idéal et sans dignité l'excès de
sa vie, il sentait le besoin d'une société douce et d'une expansion chaste
et sereine. Il eût put dire déjà, comme Jean-Jacques: «Tant il est vrai

que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins la débauche
qu'un certain agrément de vivre auprès d'elles!» Alors, sans se rendre
compte du charme qui l'attirait vers Consuelo, n'ayant guère encore le
sens du beau, et ne sachant si elle était laide ou jolie, enfant lui-même
au point de s'amuser avec elle de jeux au-dessous de son âge, homme
au point de respecter scrupuleusement ses quatorze ans, il menait avec
elle, en public, sur les marbres et sur les flots de Venise, une vie aussi
heureuse, aussi pure, aussi cachée, et presque aussi poétique que celle
de Paul et Virginie sous les pamplemousses du désert. Quoiqu'ils
eussent une liberté plus absolue et plus dangereuse, point de famille,
point de mères vigilantes et tendres pour les former à la vertu, point de
serviteur dévoué pour les chercher le soir et les ramener au bercail; pas
même un chien pour les avertir du danger, ils ne firent aucun genre de
chute. Ils coururent les lagunes en barque découverte, à toute heure et
par tous les temps, sans rames et sans pilote; ils errèrent sur les paludes
sans guide, sans montre, et sans souci de la marée montante; ils
chantèrent devant les chapelles dressées sous la vigne au coin des rues,
sans songer à l'heure avancée, et sans avoir besoin d'autre lit jusqu'au
matin que la dalle blanche encore tiède des feux du jour. Ils s'arrêtèrent
devant le théâtre de Pulcinella, et suivirent avec une attention
passionnée le drame fantastique de la belle Corisande, reine des
marionnettes, sans se rappeler l'absence du déjeuner el le peu de
probabilité du souper. Ils se livrèrent aux amusements effrénés du
carnaval, ayant pour tout déguisement et pour toute parure, lui sa veste
retournée à l'envers, elle un gros noeud de vieux rubans sur l'oreille. Ils
firent des repas somptueux sur la rampe d'un pont, ou sur les marches
d'un palais avec des fruits de mer[1], des tiges de fenouil cru, ou des
écorces de cédrat. Enfin ils menèrent joyeuse et libre vie, sans plus de
caresses périlleuses ni de sentiments amoureux que n'en eussent
échangé deux honnêtes enfants du même âge et du même sexe. Les
jours, les années s'écoulèrent. Anzoleto eut d'autres maîtresses;
Consuelo ne sut pas même qu'on pût avoir d'autres amours que celui
dont elle était l'objet. Elle devint une jeune fille sans se croire obligée à
plus
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