Consuelo, Tome 1 | Page 6

George Sand
êtes, par-dessus tout, propriétaire du
théâtre San-Samuel. Vous mettez votre gloire, encore plus que votre
intérêt, à attirer les plus beaux talents et les plus belles voix d'Italie.
Vous savez bien que nous donnons de bonnes leçons; que chez nous
seulement se font les fortes études et se forment les grandes
musiciennes. Vous nous avez déjà enlevé la Corilla; et comme elle
vous sera peut-être enlevée au premier jour par un engagement avec
quelque autre théâtre, vous venez rôder autour de notre école, pour voir
si nous ne vous avons pas formé quelque nouvelle Corilla que vous
vous tenez prêt à capturer ... Voilà la vérité, monsieur le comte: avouez
que j'ai dit la vérité.
--Et quand cela serait, cher maestro, répondit le comte en souriant, que
vous importe, et quel mal y trouvez-vous?
--J'en trouve un fort grand, seigneur comte; c'est que vous corrompez,
vous perdez ces pauvres créatures.
--Ah ça, comment l'entendez-vous, farouche professeur? Depuis quand

vous faites-vous le père gardien de ces vertus fragiles?
--Je l'entends comme il faut, monsieur le comte, et ne me soucie ni de
leur vertu, ni de leur fragilité; mais je me soucie de leur talent, que vous
dénaturez et que vous avilissez sur vos théâtres, en leur donnant à
chanter de la musique vulgaire et de mauvais goût. N'est-ce point une
désolation, une honte de voir, cette Corilla, qui commençait à
comprendre grandement l'art sérieux, descendre du sacré au profane, de
la prière au badinage, de l'autel au tréteau, du sublime au ridicule,
d'Allegri et de Palestrina à Albinoni et au barbier Apollini?
--Ainsi vous refusez, dans votre rigorisme, de me nommer cette fille,
sur laquelle je ne puis avoir des vues, puisque j'ignore si elle possède
d'ailleurs les qualités requises pour le théâtre?
--Je m'y refuse absolument.
--Et vous pensez que je ne le découvrirai pas?
--Hélas! vous le découvrirez, si telle est votre détermination: mais je
ferai tout mon possible pour vous empêcher de nous l'enlever.
--Eh bien; maître, vous êtes déjà à moitié vaincu; car je l'ai vue, je l'ai
devinée, je l'ai reconnue, votre divinité mystérieuse.
--Oui da? dit le maître d'un air méfiant et réservé; en êtes-vous bien
sûr?
--Mes yeux et mon coeur me l'ont révélée; et je vais vous faire son
portrait pour vous en convaincre. Elle est grande: c'est, je crois, la plus
grande de toutes vos élèves; elle est blanche comme la neige du Frioul,
et rose comme l'horizon au matin d'un beau jour; elle a des cheveux
dorés, des yeux d'azur, un aimable embonpoint; et porte au doigt un
petit rubis qui m'a brûlé en effleurant ma main comme l'étincelle d'un
feu magique.
--Bravo! s'écria le Porpora d'un air narquois. Je n'ai rien à vous cacher,
en ce cas; et le nom de cette beauté, c'est la Clorinda. Allez donc lui

faire vos offres séduisantes; donnez-lui de l'or, des diamants et des
chiffons. Vous l'engagerez facilement dans votre troupe, et elle pourra
peut-être vous remplacer la Corilla; car le public de vos théâtres préfère
aujourd'hui de belles épaules à de beaux sons, et des yeux hardis à une
intelligence élevée.
--Me serais-je donc trompé, mon cher maître? dit le comte un peu
confus; la Clorinda ne serait-elle qu'une beauté vulgaire?
--Et si ma sirène, ma divinité, mon archange, comme il vous plaît de
l'appeler, n'était rien moins que belle? reprit le maître avec malice.
--Si elle était difforme, je vous supplierais de ne jamais me la montrer,
car mon illusion serait trop cruellement détruite. Si elle était seulement
laide, je pourrais l'adorer encore; mais je ne l'engagerais pas pour le
théâtre, parce que le talent sans la beauté n'est parfois qu'un malheur,
une lutte, une supplice pour une femme. Que regardez-vous, maestro, et
pourquoi vous arrêtez-vous ainsi?
--Nous voici à l'embarcadère où se tiennent les gondoles, et je n'en vois
aucune. Mais vous, comte, que regardez-vous ainsi par là?
--Je regarde si ce jeune gars, que vous voyez assis sur les degrés de
l'embarcadère auprès d'une petite fille assez vilaine, n'est point mon
protégé Anzoleto, le plus intelligent et le plus joli de nos petits
plébéiens. Regardez-le, cher maestro, ceci vous intéresse comme moi.
Cet enfant a la plus belle voix de ténor qui soit dans Venise; il a un
goût passionné pour la musique et des dispositions incroyables. Il y a
longtemps que je veux vous parler de lui et vous prier de lui donner des
leçons. Celui-là, je le destine véritablement à soutenir le succès de mon
théâtre, et dans quelques années, j'espère être bien récompensé de mes
soins. Holà, Zoto! viens ici, mon enfant, que je te présente à l'illustre
maître Porpora.
Anzoleto tira ses jambes nues de l'eau, où elles pendaient avec
insouciance tandis qu'il s'occupait à percer d'une grosse aiguille ces
jolies coquillages qu'on appelle poétiquement à Venise
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