Consuelo, Tome 1 | Page 5

George Sand
deux sortes: l'une qui
souffre et proteste sans cesse contre la réprobation générale par une
habitude de rage et d'envie: ceci est la vraie, la seule laideur; l'autre,
ingénue, insouciante, qui prend son parti, qui n'évite et ne provoque
aucun jugement, et qui gagne le coeur tout en choquant les yeux: c'était

la laideur de Consuelo. Les personnes généreuses qui s'intéressaient à
elle regrettaient d'abord qu'elle ne fût pas jolie; et puis, se ravisant, elles
disaient, en lui prenant la tête avec cette familiarité qu'on n'a pas pour
la beauté: «Eh bien, toi, tu as la mine d'une bonne créature»; et
Consuelo était fort contente, bien qu'elle n'ignorât point que cela
voulait dire: «Tu n'as rien de plus.»
Cependant le jeune et beau seigneur qui lui avait offert de l'eau bénite
resta auprès de la coupe lustrale, jusqu'à ce qu'il eût vu défiler l'une
après l'autre jusqu'à la dernière des scolari. Il les regarda toutes avec
attention, et lorsque la plus belle, la Clorinda, passa près de lui, il lui
donna l'eau bénite avec ses doigts, afin d'avoir le plaisir de toucher les
siens. La jeune fille rougit d'orgueil, et passa outre, en lui jetant ce
regard, mêlé de honte et d'audace, qui n'est l'expression ni de la fierté ni
de la pudeur.
Dès qu'elles furent rentrées dans l'intérieur du couvent, le galant
patricien revint sous la nef, et abordant le professeur qui descendait
plus lentement de la tribune: «Par le corps de Bacchus! vous allez me
dire, mon cher maître, s'écria-t-il, laquelle de vos élèves a chanté le
Salve Regina.
--Et pourquoi voulez-vous le savoir, comte Zustiniani? répondit le
professeur en sortant avec lui de l'église.
--Pour vous en faire mon compliment, reprit le patricien. Il y a
longtemps que je suis, non-seulement vos vêpres, mais jusqu'à vos
exercices; car vous savez combien je suis dilettante de musique sacrée.
Eh bien, voici la première-fois que j'entends chanter du Pergolèse d'une
manière aussi parfaite; et quant à la voix, c'est certainement la plus
belle que j'aie rencontrée dans ma vie.
--Par le Christ! je le crois bien! répliqua le professeur en savourant une
large prise de tabac avec complaisance et dignité.
--Dites-moi donc le nom de la créature céleste qui m'a jeté dans de tels
ravissements. Malgré vos sévérités et vos plaintes continuelles, on peut
dire que vous avez fait de votre école une des meilleures dé toute

l'Italie; vos choeurs sont excellents, et vos solos fort estimables; mais la
musique que vous faites exécuter est si grande, si austère, que bien
rarement de jeunes filles peuvent en faire sentir toutes les beautés....
--Elles ne les font point sentir, dit le professeur avec tristesse, parce
qu'elle ne les sentent point elles-mêmes! Pour des voix fraîches,
étendues, timbrées, nous n'en manquons pas, Dieu merci! mais pour des
organisations musicales, hélas! qu'elles sont rares et incomplètes!
--Du moins vous en possédez une admirablement douée: l'instrument
est magnifique, le sentiment parfait, le savoir remarquable.
Nommez-la-moi donc.
--N'est-ce pas, dit le professeur en éludant la question, qu'elle vous a
fait plaisir?
--Elle m'a pris au coeur, elle m'a arraché des larmes, et par des moyens
si simples, par des effets si peu cherchés, que je n'y comprenais rien
d'abord. Et puis, je me suis rappelé ce que vous m'avez dit tant de fois
en m'enseignant votre art divin, ô mon cher maître! et pour la première
fois, moi j'ai compris combien vous aviez raison.
--Et qu'est-ce que je vous disais? reprit encore le maestro d'un air de
triomphe.
--Vous me disiez, répondit le comte, que le grand, le vrai, le beau dans
les arts, c'était le simple.
--- Je vous disais bien aussi qu'il y avait le brillant, le cherché, l'habile,
et qu'il y avait souvent lieu d'applaudir et de remarquer ces qualités-là?
--Sans doute; mais de ces qualités secondaires à la vraie manifestation
du génie, il y a un abîme, disiez-vous. Eh bien, cher maître! votre
cantatrice est seule d'un côté, et toutes les autres sont en deçà.
--C'est vrai, et c'est bien dit, observa le professeur se frottant les mains.
--Son nom? reprit le comte.

--Quel nom? dit le malin professeur.
--Et, per Dio santo! celui de la sirène ou plutôt de l'archange que je
viens d'entendre.
--Et qu'en voulez-vous faire de son nom, seigneur comte? répliqua le
Porpora d'un ton sévère.
--Monsieur le professeur, pourquoi voulez-vous m'en faire un secret?
--Je vous dirai pourquoi, si vous commencez par me dire à quelles fins
vous le demandez si instamment.
--N'est-ce pas un sentiment bien naturel et véritablement irrésistible,
que celui qui nous pousse à connaître, à nommer et à voir les objets de
notre admiration?
--Eh bien, ce n'est pas là votre seul motif; laissez-moi, cher comte, vous
donner ce démenti. Vous êtes grand amateur, et bon connaisseur en
musique, je le sais: mais vous
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