Comte du Pape | Page 3

Hector Malot
que mal défendus contre les cochers, les
domestiques de place, les guides, les porteurs, la mère et le fils avaient
fini par s'installer dans l'omnibus de l'_hôtel de la Minerve_, et, en un
quart d'heure, à travers des rues étroites et rapides, ils étaient arrivés à
cet hôtel.
Ils trouvèrent au second étage le salon et les deux chambres qui leur
étaient nécessaires.
--Madame mange-t-elle à table d'hôte? demanda le secrétaire.
--Certainement.
--A quelle table?
--Comment à quelle table!
--A celle servie en maigre ou à celle servie en gras; c'est aujourd'hui
vendredi?
--A celle servie en maigre.
--Madame?...
--Madame Prétavoine et M. Aurélien Prétavoine.

II
--Et maintenant, dit doucement madame Prétavoine, lorsqu'elle se
trouva seule avec son fils dans le salon, sur lequel ouvraient leurs deux
chambres, maintenant mon avis est que nous nous partagions le travail;
pendant que j'irai faire visite à madame la vicomtesse de la
Roche-Odon et lui parlerai de Bérengère, vous irez à l'ambassade voir
votre ancien camarade, M. de Vaunoise, et vous lui parlerez, surtout
vous le ferez parler de madame de la Roche-Odon, il pourra nous être
utile; par lui vous apprendrez les bruits du monde sur madame de la
Roche-Odon et sur son fils, le prince Michel Sobolewski, avec qui M.
de Vaunoise a dû se rencontrer. Peut-être même M. de Vaunoise
pourra-t-il vous mettre en relation avec ce jeune homme. Une
camaraderie qui s'établirait tout naturellement entre vous et le frère de
votre future femme vaudrait mieux qu'une liaison qui viendrait à la
suite d'une présentation officielle. Si vous voulez que votre mariage
réussisse...
--Si je le veux?

--Je pense que vous le voulez, mais je dis que pour cela il ne faut pas
que nous éprouvions ici un échec comme nous en avons éprouvé un à
Condé. Il est donc important de manoeuvrer avec prudence et de
n'avancer que pas à pas. Aujourd'hui, préparons le terrain du côté de
madame de la Roche-Odon et de son fils. Plus tard, nous agirons
ailleurs.
--En tous cas, dit Aurélien, nous ne pouvons faire ces visites qu'après
déjeuner.
--Assurément.
De tous les hôtels de Rome, la Minerve est assurément le plus curieux.
D'autres situés sur la place du Peuple et sur la place d'Espagne, dans le
Corso ou dans la via del Babbuino sont plus élégants, ont plus de
distinction, ou plus de respectabilité, comme disent les Anglais, mais ce
ne sont que des hôtels cosmopolites, comme on en trouve dans toutes
les grandes villes d'Europe; la Minerve au contraire a un caractère
propre; elle héberge les ecclésiastiques et les Français qui, de près ou
de loin, touchent au monde dévot. A vrai dire, il n'est pas indispensable,
pour y être reçu, de présenter un billet de confession au portier, et deux
tables sont servies les jours d'abstinence, l'une en gras, l'autre en maigre,
ce qui indique la présence d'un certain nombre d'incrédules et de
mécréants; mais enfin, la clientèle prise en masse, est plutôt cléricale.
Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à traverser un de ses longs corridors.
Les domestiques qui brossent là les vêtements de leurs maîtres, le font
discrètement avec des caresses de main, en gens habitués à plier les
surplis, les aubes, les étoles et les chasubles. Ces vêtements eux-mêmes,
si l'on y prend attention, ont une tournure particulière; ils sont noirs; le
drap est plus épais que celui qu'on voit sur les épaules du vulgaire; les
redingotes sont plus longues, les pantalons sont plus larges; devant les
portes on trouve plus de souliers que de bottines, et encore beaucoup de
ces souliers sont-ils à boucles. Les gens qu'on rencontre dans les
escaliers et dans les vestibules ont entre eux, pour la plupart, comme un
air de famille: visages rasés; yeux baissés; pas glissés; même les jeunes
filles semblent sur le point de faire une génuflexion devant le
Saint-Sacrement.
Et à la table du déjeuner ce sont de discrets Benedicite et de rapides
signes de croix.
A côté d'un voyageur de commerce qui se retient pour ne pas chanter le

_Fils du pape_, est assis un évêque servi par son domestique, qui se
tient derrière sa chaise. Un bon curé de village est à la droite de sa
châtelaine qui lui a payé le voyage de Rome, et il lui parle humblement,
avec un coeur plein de gratitude pour cette générosité; dans la poche de
sa soutane il a une lettre que le portier vient de lui remettre; elle vient
de l'Anticamera pontifica et le _maestro di camera di S. S._ le prévient
que le lendemain _Sa Sainteté_ daignera le recevoir à son audience.
Quelle félicité! Aussi la béatitude dans laquelle il nage lui a-t-elle
coupé l'appétit. Ce n'est pas seulement pour lui qu'il est heureux, c'est
encore pour sa paroisse, à laquelle il va reporter la bénédiction du
Saint-Père.
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