Comme il vous plaira | Page 9

William Shakespeare
froid, je souris et je dis: ?Ce n'est pas ici un flatteur: ce sont là des conseillers qui me convainquent de ce que je suis en me le faisant sentir.? On peut retirer de doux fruits de l'adversité; telle que le crapaud horrible et venimeux, elle porte cependant dans sa tête un précieux joyau[16]. Notre vie actuelle, séparée de tout commerce avec le monde, trouve des voix dans les arbres, des livres dans les ruisseaux qui coulent, des sermons dans les pierres, et du bien en toute chose.
[Note 16: C'était une opinion re?ue, du temps de Shakspeare, que la tête d'un vieux crapaud contenait une pierre précieuse, ou une perle, à laquelle on attribuait de grandes vertus.]
AMIENS.--Je ne voudrais pas changer cette vie: Votre Grace est heureuse de pouvoir échanger les rigueurs opiniatres de la fortune en une existence aussi tranquille et aussi douce.
LE VIEUX DUC.--Allons, irons-nous tuer quelque venaison? Cependant cela me fait de la peine que ces pauvres créatures tachetées, bourgeoises par naissance de cette cité déserte, voient leurs flancs arrondis percés de ces pointes fourchues dans leurs propres domaines.
PREMIER SEIGNEUR.--Aussi, monseigneur, cela chagrine beaucoup le mélancolique Jacques; il jure que vous êtes en cela un plus grand usurpateur que votre frère ne l'a été en vous bannissant. Aujourd'hui, le seigneur Amiens et moi, nous nous sommes glissés derrière lui, au moment où il était couché sous un chêne, dont l'antique racine perce les bords du ruisseau qui murmure le long de ce bois; au même endroit est venu languir un pauvre cerf éperdu que le trait d'un chasseur avait blessé; et vraiment, monseigneur, le malheureux animal poussait de si profonds gémissements, que dans ses efforts la peau de ses c?tés a failli crever; ensuite de grosses larmes[17] ont roulé piteusement l'une après l'autre sur son nez innocent; et dans cette attitude, la pauvre bête fauve, que le mélancolique Jacques observait avec attention, restait immobile sur le bord du rapide ruisseau, qu'elle grossissait de ses pleurs.
[Note 17: Dans l'ancienne matière médicale, les larmes du cerf mourant étaient réputées jouir d'une vertu miraculeuse.]
LE VIEUX DUC.--Mais qu'a dit Jacques? N'a-t-il point moralisé sur ce spectacle?
PREMIER SEIGNEUR.--Oh! oui, monseigneur, il a fait cent comparaisons différentes; d'abord, sur les pleurs de l'animal qui tombaient dans le ruisseau, qui n'avait pas besoin de ce superflu. ?Pauvre cerf, disait-il, tu fais ton testament comme les gens du monde; tu donnes à qui avait déjà trop.? Ensuite, sur ce qu'il était là seul, isolé, abandonné de ses compagnons veloutés: ?Voilà qui est bien, dit-il, le malheur sépare de nous la foule de nos compagnons.? Dans le moment, un troupeau sans souci et qui s'était rassasié dans la prairie, bondit autour de l'infortuné et ne s'arrête point pour le saluer: ?Oui, disait Jacques, poursuivez, gras et riches citoyens; c'est la mode: pourquoi vos regards s'arrêteraient-ils sur ce pauvre malheureux, qui est ruiné et perdu sans ressource?? C'est ainsi que Jacques, par les plus violentes invectives, attaquait la campagne, la ville, la cour, et même la vie que nous menons ici, jurant que nous étions de vrais usurpateurs, des tyrans et pis encore, d'effrayer les animaux et de les tuer dans le lieu même que la nature leur avait assigné pour patrie et pour demeure.
LE VIEUX DUC.--Et l'avez-vous laissé dans cette méditation?
SECOND SEIGNEUR.--Oui, monseigneur, nous l'avons laissé pleurant et faisant des dissertations sur le cerf qui sanglotait.
LE VIEUX DUC.--Montrez-moi l'endroit; j'aime à être aux prises avec lui, lorsqu'il est dans ces accès d'humeur; car alors il est plein d'idées.
SECOND SEIGNEUR.--Je vais, monseigneur, vous conduire droit à lui.
SCèNE II
Appartement du palais du duc usurpateur.
FRéDéRIC entre avec des SEIGNEURS de sa suite.
FRéDéRIC.--Est-il possible que personne ne les ait vues? Cela ne peut pas être: quelques tra?tres de ma cour sont d'intelligence avec elles.
PREMIER SEIGNEUR.--Je ne puis découvrir personne qui l'ait aper?ue. Les dames, chargées de sa chambre, l'ont vue le soir au lit, et le lendemain, de grand matin, elles ont trouvé le lit vide du trésor qu'il renfermait, leur ma?tresse.
SECOND SEIGNEUR.--Monseigneur, on ne trouve pas non plus le paysan peu gracieux[18] dont Votre Altesse avait coutume de s'amuser si souvent. Hespérie, la fille d'honneur de la princesse, avoue qu'elle a entendu secrètement votre fille et sa cousine vantant beaucoup les bonnes qualités et les graces du lutteur qui a vaincu dernièrement le robuste Charles, et elle croit qu'en quelque endroit que ces dames soient allées, ce jeune homme est s?rement avec elles.
[Note 18: Roynish du mot fran?ais rogneux.]
FRéDéRIC.--Envoyez chez son frère; ramenez ici ce galant; s'il n'y est pas, amenez-moi son frère, je le lui ferai bien trouver; allez-y sur-le-champ, et ne vous lassez point de continuer les démarches et les perquisitions, jusqu'à ce que vous m'ayez ramené ces folles échappées.
(Ils sortent.)
SCèNE III
Devant la maison d'Olivier.
Entrent ORLANDO et ADAM, qui se rencontrent.
ORLANDO.--Qui est là?
ADAM.--Quoi! c'est vous, mon jeune
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