Comme il vous plaira | Page 8

William Shakespeare
et c'est assez.
ROSALINDE.--Je l'étais aussi lorsque Votre Altesse s'est emparée de son duché; je l'étais, lorsque Votre Altesse l'a banni. La trahison ne se transmet pas comme un héritage, monseigneur; ou si elle passait de nos parents à nous, qu'en résulterait-il encore contre moi? Mon père ne fut jamais un tra?tre: ainsi, mon bon seigneur, ne me faites pas l'injustice de croire que ma pauvreté soit de la perfidie.
CéLIE.--Cher souverain, daignez m'entendre.
FRéDéRIC.--Oui, Célie, c'est pour l'amour de vous que nous l'avons retenue ici; autrement, elle aurait été r?der avec son père.
CéLIE.--Je ne vous priai pas alors de la retenir ici; vous suiv?tes votre bon plaisir et votre propre pitié: j'étais trop jeune dans ce temps-là pour apprécier tout ce qu'elle valait; mais maintenant je la connais; si elle est une tra?tresse, j'en suis donc une aussi, nous avons toujours dormi dans le même lit, nous nous sommes levées au même instant, nous avons étudié, joué, mangé ensemble, et partout où nous sommes allées, nous marchions toujours comme les cygnes de Junon, formant un couple inséparable.
FRéDéRIC.--Elle est trop rusée pour toi; sa douceur, son silence même, et sa patience, parlent au peuple qui la plaint. Tu es une folle, elle te vole ton nom; tu auras plus d'éclat, et tes vertus brilleront davantage lorsqu'elle sera partie; n'ouvre plus la bouche; l'arrêt que j'ai prononcé contre elle est ferme et irrévocable; elle est bannie.
CéLIE.--Prononcez donc aussi, monseigneur, la même sentence contre moi; car je ne saurais vivre séparée d'elle.
FRéDéRIC.--Vous êtes une folle.--Vous, ma nièce, faites vos préparatifs; si vous passez le temps fixé, je vous jure, sur mon honneur et sur ma parole solennelle, que vous mourrez.
(Frédéric sort avec sa suite.)
CéLIE.--O ma pauvre Rosalinde, où iras-tu? Veux-tu que nous changions de pères? Je te donnerai le mien. Je t'en conjure, ne sois pas plus affligée que je ne le suis.
ROSALINDE.--J'ai bien plus sujet de l'être.
CéLIE.--Tu n'en as pas davantage, cousine; console-toi, je t'en prie: ne sais-tu pas que le duc m'a bannie, moi, sa fille?
ROSALINDE.--C'est ce qu'il n'a point fait.
CéLIE.--Non, dis-tu? Rosalinde n'éprouve donc pas cet amour qui me dit que toi et moi sommes une? Quoi! on nous séparera? Quoi! nous nous quitterions, douce amie? non, que mon père cherche une autre héritière. Allons, concertons ensemble le moyen de nous enfuir; voyons où nous irons et ce que nous emporterons avec nous; ne prétends pas te charger seule du fardeau, ni supporter seule tes chagrins, et me laisser à l'écart: car, tu peux dire tout ce que tu voudras, mais je te jure, par ce ciel qui para?t triste de notre douleur, que j'irai partout avec toi.
ROSALINDE.--Mais où irons-nous?
CéLIE.--Chercher mon oncle.
ROSALINDE.--Hélas! de jeunes filles comme nous! quel danger ne courrons-nous pas en voyageant si loin? La beauté tente les voleurs, encore plus que l'or.
CéLIE.--Je m'habillerai avec des vêtements pauvres et grossiers et je me teindrai le visage avec une espèce de terre d'ombre; fais-en autant, nous passerons sans être remarquées, et sans exciter personne à nous attaquer.
ROSALINDE.--Ne vaudrait-il pas mieux, étant d'une taille plus qu'ordinaire, que je m'habillasse tout à fait en homme? Avec une belle et large épée à mon c?té, et un épieu à la main (qu'il reste cachée dans mon coeur toute la peur de femme qui voudra!) j'aurai un extérieur fanfaron et martial, aussi bien que tant de laches qui cachent leur poltronnerie sous les apparences de la bravoure.
CéLIE.--Comment t'appellerai-je, lorsque tu seras un homme?
ROSALINDE.--Je ne veux pas porter un nom moindre que celui du page de Jupiter, ainsi, songe bien à m'appeler Ganymède, et toi, quel nom veux-tu avoir?
CéLIE.--Un nom qui ait quelque rapport avec ma situation: plus de Célie; je suis Aliéna[15].
[Note 15: Aliéna, mot latin; étrangère bannie.]
ROSALINDE.--Mais, cousine, si nous essayions de voler le fou de la cour de ton père, ne servirait-il pas à nous distraire dans le voyage?
CéLIE.--Il me suivra, j'en réponds, au bout du monde. Laisse-moi le soin de le gagner: allons ramasser nos bijoux et nos richesses; concertons le moment le plus propice, et les moyens les plus s?rs pour nous soustraire aux poursuites que l'on ne manquera pas de faire après mon évasion: allons, marchons avec joie... vers la liberté, et non vers le bannissement!
(Elles sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE DEUXIèME
SCèNE I
La forêt des Ardennes.
LE VIEUX DUC, AMIENS et deux ou trois SEIGNEURS vêtus en habits de gardes-chasse.
LE VIEUX DUC.--Eh bien! mes compagnons, mes frères d'exil, l'habitude n'a-t-elle pas rendu cette vie plus douce pour nous que celle que l'on passe dans la pompe des grandeurs? Ces bois ne sont-ils pas plus exempts de dangers qu'une cour envieuse? Ici, nous ne souffrons que la peine imposée à Adam, les différences des saisons, la dent glacée et les brutales insultes du vent d'hiver, et quand il me pince et souffle sur mon corps, jusqu'à ce que je sois tout transi de
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