Cinq Semaines En Ballon | Page 8

Jules Verne
bêtes féroces; Kennedy engageait donc Samuel à enrayer, ayant assez fait d'ailleurs pour la science, et trop pour la gratitude humaine.
A cela, le docteur se contentait de ne rien répondre; il demeurait pensif, puis il se livrait à de secrets calculs, passant ses nuits dans des travaux de chiffres, expérimentant même des engins singuliers dont personne ne pouvait se rendre compte. On sentait qu'une grande pensée fermentait dans son cerveau.
? Qu'a-t-il pu ruminer ainsi?? se demanda Kennedy, quand son ami l'eut quitté pour retourner à Londres, au mois de janvier.
Il l'apprit un matin par l'article du Daily Telegraph.
? Miséricorde! s'écria-t-il. Le fou! l'insensé traverser l'Afrique en ballon! Il ne manquait plus que cela! Voilà donc ce qu'il méditait depuis deux ans! ?
A la place de tous ces points d'exclamation, mettez des coups de poing solidement appliqués sur la tête, et vous aurez une idée de l'exercice auquel se livrait le brave Dick en parlant ainsi.
Lorsque sa femme de confiance, la vieille Elspeth, voulut insinuer que ce pourrait bien être une mystification:
? Allons donc! répondit-il, est-ce que je ne reconnais pas mon homme?
Est-ce que ce n'est pas de lui? Voyager à travers les airs! Le voilà jaloux des aigles maintenant! Non, certes, cela ne sera pas! je saurai bien l'empêcher! Eh! si on le laissait faire, il partirait un beau jour pour la lune! ?
Le soir même, Kennedy, moitié inquiet, moitié exaspéré, prenait le chemin de fer à General Railway station, et le lendemain il arrivait à Londres.
Trois quarts d'heure après un cab le déposait à la petite maison du docteur, Soho square, Greek street; il en franchit le perron, et s'annon?a en frappant à la porte cinq coups solidement appuyés.
Fergusson lui ouvrit en personne.
? Dick? fit-il sans trop d`étonnement.
--Dick lui-même, riposta Kennedy.
--Comment, mon cher Dick, toi à Londres, pendant les chasses d'hiver?
--Moi, à Londres.
--Et qu'y viens-tu faire?
--Empêcher une folie sans nom!
--Une folie? dit le docteur.
--Est-ce vrai ce que raconte ce journal, répondit Kennedy en tendant le numéro du Daily Telegraph.
--Ah! c'est de cela que tu parles! Ces journaux sont bien indiscrets! Mais asseois-toi donc, mon cher Dick.
--Je ne m'asseoirai pas. Tu as parfaitement l'intention d'entreprendre ce voyage?
--Parfaitement; mes préparatifs vont bon train, et je...
--Où sont-ils que je les mette en pièces, tes préparatifs? Où sont-ils que j’en fasse des morceaux ?
Le digne écossais se mettait très sérieusement en colère.
? Du calme, mon cher Dick reprit le docteur. Je con?ois ton irritation.
Tu m'en veux de ce que je ne t'ai pas encore appris mes nouveaux projets.
--Il appelle cela de nouveaux projets!
--J'ai été fort occupé, reprit Samuel sans admettre l'interruption, j'ai eu fort à faire! Mais sois tranquille, je ne serais pas parti sans t'écrire
--Eh! je me moque bien.
--Parce que j'ai l'intention de t'emmener avec moi. ?
L'écossais fit un bond qu'un chamois n'e?t pas désavoué.
? Ah ca! dit-il, tu veux donc que l'on nous renferme tous les deux à l’h?pital de Betlehem! [H?pital de fous à Londres.]
--J'ai positivement compté sur toi, mon cher Dick, et je t'ai choisi à l’exclusion de bien d'autres. ?
Kennedy demeurait en pleine stupéfaction.
? Quand tu m'auras écouté pendant dix minutes, répondit tranquillement le docteur, tu me remercieras
--Tu parles sérieusement?
--Très sérieusement.
--Et si je refuse de t’accompagner?
--Tu ne refuseras pas.
--Mais enfin, si je refuse?
--Je partirai seul.
--Asseyons-nous, dit le chasseur, et parlons sans passion. Du moment que tu ne plaisantes pas, cela vaut la peine que l'on discute.
--Discutons en déjeunant, si tu n'y vois pas d'obstacle, mon cher Dick. ?
Les deux amis se placèrent l'un en face de l'autre devant une petite table, entre une pile de sandwichs et une théière énorme
? Mon cher Samuel, dit le chasseur, ton projet est insensé! il est impossible! il ne ressemble à rien de sérieux ni de praticable!
--C'est ce que nous verrons bien après avoir essayé.
--Mais ce que précisément il ne faut pas faire, c'est d'essayer.
--Pourquoi cela, s'il te pla?t?
--Et les dangers, et les obstacles de toute nature!
--Les obstacles, répondit sérieusement Fergusson, sont inventés pour être vaincus; quant aux dangers, qui peut se flatter de les fuir? Tout est danger dans la vie; il peut être très dangereux de s'asseoir devant sa table ou de mettre son chapeau sur sa tête; il faut d'ailleurs considérer ce qui doit arriver comme arrivé déjà, et ne voir que le présent dans l'avenir, car l'avenir n'est qu'un présent un peu plus éloigné.
--Que cela! fit Kennedy en levant les épaules. Tu es toujours fataliste!
--Toujours, mais dans le bon sens du mot. Ne nous préoccupons donc pas de ce que le sort nous réserve et n'oublions jamais notre bon proverbe d'Angleterre:
? L'homme né pour être pendu ne sera jamais noyé! ?
Il n'y avait rien à répondre, ce qui n'empêcha pas Kennedy de reprendre une série d'arguments faciles à imaginer, mais trop longs à rapporter ici
? Mais enfin, dit-il après une heure de discussion, si tu veux absolument traverser
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