Cheri | Page 9

Sidonie-Gabrielle Colette
quelque chose de rare dans mes souvenirs, une bonne bouche?"
Elle lui souriait de haut, s?re d'elle, mais elle ne savait pas que quelque chose demeurait sur son visage, une sorte de palpitation tr��s faible, de douleur attrayante, et que son sourire ressemblait �� celui qui vient apr��s une crise de larmes.
"Je suis bien tranquille, continua-t-elle. Quand m��me je te rembrasserais, quand m��me nous...."
Elle s'arr��ta et fit une moue de m��pris.
"Non, d��cid��ment, je ne nous vois pas dans cette attitude-l��.
--Tu ne nous voyais pas non plus dans celle de tout �� l'heure, dit Ch��ri sans se presser. Et pourtant, tu l'as gard��e un bon bout de temps. Tu y penses donc, �� l'autre? Moi, je ne t'en ai rien dit."
Ils se mesur��rent en ennemis. Elle craignit de montrer un d��sir qu'elle n'avait pas eu le temps de nourrir ni de dissimuler, elle en voulut �� cet enfant, refroidi en un moment et peut-��tre moqueur.
"Tu as raison, conc��da-t-elle l��g��rement. N'y pensons pas. Je t'offre, nous disions donc, un pr�� pour t'y mettre au vert, et une table.... La mienne, c'est tout dire.
--On peut voir, r��pondit Ch��ri. J'am��nerais la Renouhard d��couverte?
--Naturellement, tu ne la laisserais pas �� Charlotte.
--Je paierai l'essence, mais tu nourriras le chauffeur."
L��a ��clata de rire.
"Je nourrirai le chauffeur! Ah! ah! fils de Madame Peloux, va! Tu n'oublies rien.... Je ne suis pas curieuse, mais je voudrais entendre ce que ?a peut ��tre entre une femme et toi, une conversation amoureuse!"
Elle tomba assise et s'��venta. Un sphinx, de grands moustiques �� longues pattes tournaient autour des lampes, et l'odeur du jardin, �� cause de la nuit venue, devenait une odeur de campagne. Une bouff��e d'acacia entra, si distincte, si active, qu'ils se retourn��rent tous deux comme pour la voir marcher.
"C'est l'acacia �� grappes ros��es, dit L��a �� demi-voix.
--Oui, dit Ch��ri. Mais comme il en a bu, ce soir, de la fleur d'oranger!"
Elle le contempla, admirant vaguement qu'il e?t trouv�� cela. Il respirait le parfum en victime heureuse, et elle se d��tourna, craignant soudain qu'il ne l'appelat; mais il l'appela quand m��me, et elle vint.
Elle vint �� lui pour l'embrasser, avec un ��lan de rancune et d'��go?sme et des pens��es de chatiment : "Attends, va.... C'est joliment vrai que tu as une bonne bouche, cette fois-ci, je vais en prendre mon content, parce que j'en ai envie, et je te laisserai, tant pis, je m'en moque, je viens...."
Elle l'embrassa si bien qu'ils se d��li��rent ivres, assourdis, essouffl��s, tremblant comme s'ils venaient de se battre.... Elle se remit debout devant lui qui n'avait pas boug��, qui gisait toujours au fond du fauteuil et elle le d��fiait tout bas : "Hein?... Hein?..." et elle s'attendait �� ��tre insult��e. Mais il lui tendit les bras, ouvrit ses belles mains incertaines, renversa une t��te bless��e et montra entre ses cils l'��tincelle double de deux larmes, tandis qu'il murmurait des paroles, des plaintes, tout un chant animal et amoureux o�� elle distinguait son nom, des "ch��rie..." des "viens..." des "plus te quitter..." un chant qu'elle ��coutait pench��e et pleine d'anxi��t��, comme si elle lui e?t, par m��garde, fait tr��s mal.
* * * * *
Quand L��a se souvenait du premier ��t�� en Normandie, elle constatait avec ��quit�� : "Des nourrissons m��chants, j'en ai eu de plus dr?les que Ch��ri. De plus aimables aussi et de plus intelligents. Mais tout de m��me, je n'en ai pas eu comme celui-l��."
"C'est rigolo, confiait-elle, �� la fin de cet ��t�� de 1906, �� Berthellemy- le-Dess��ch��, il y a des moments o�� je crois que je couche avec un n��gre ou un chinois.
--Tu as d��j�� eu un chinois et un n��gre?
--Jamais.
--Alors?
--Je ne sais pas. Je ne peux pas t'expliquer. C'est une impression."
Une impression qui lui ��tait venue lentement, en m��me temps qu'un ��tonnement qu'elle n'avait pas toujours su cacher. Les premiers souvenirs de leur idylle n'abondaient qu'en images de mangeaille fine, de fruits choisis, en soucis de fermi��re gourmette. Elle revoyait, plus pale au grand soleil, un Ch��ri ext��nu�� qui se tra?nait sous les charmilles normandes, s'endormait sur les margelles chaudes des pi��ces d'eau. L��a le r��veillait pour le gaver de fraises, de cr��me, de lait mousseux et de poulets de grain. Comme assomm��, il suivait d'un grand ?il vide, �� d?ner, le vol des ��ph��m��res autour de la corbeille de roses, regardait sur son poignet l'heure d'aller dormir, tandis que L��a, d��?ue et sans rancune, songeait aux promesses que n'avait pas tenues le baiser de Neuilly et patientait bonnement :
"Jusqu'�� fin ao?t, si on veut, je le garde �� l'��pinette. Et puis, �� Paris, ouf! je le rends �� ses ch��res ��tudes...."
Elle se couchait mis��ricordieusement de bonne heure pour que Ch��ri, r��fugi�� contre elle, poussant du front et du nez, creusant ��go?stement la bonne place de son sommeil, s'endorm?t. Parfois, la lampe ��teinte, elle suivait une flaque de lune miroitante sur le
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