quelque chose de rare dans mes souvenirs, une bonne bouche?"
Elle lui souriait de haut, s?re d'elle, mais elle ne savait pas que quelque chose demeurait sur son visage, une sorte de palpitation très faible, de douleur attrayante, et que son sourire ressemblait à celui qui vient après une crise de larmes.
"Je suis bien tranquille, continua-t-elle. Quand même je te rembrasserais, quand même nous...."
Elle s'arrêta et fit une moue de mépris.
"Non, décidément, je ne nous vois pas dans cette attitude-là.
--Tu ne nous voyais pas non plus dans celle de tout à l'heure, dit Chéri sans se presser. Et pourtant, tu l'as gardée un bon bout de temps. Tu y penses donc, à l'autre? Moi, je ne t'en ai rien dit."
Ils se mesurèrent en ennemis. Elle craignit de montrer un désir qu'elle n'avait pas eu le temps de nourrir ni de dissimuler, elle en voulut à cet enfant, refroidi en un moment et peut-être moqueur.
"Tu as raison, concéda-t-elle légèrement. N'y pensons pas. Je t'offre, nous disions donc, un pré pour t'y mettre au vert, et une table.... La mienne, c'est tout dire.
--On peut voir, répondit Chéri. J'amènerais la Renouhard découverte?
--Naturellement, tu ne la laisserais pas à Charlotte.
--Je paierai l'essence, mais tu nourriras le chauffeur."
Léa éclata de rire.
"Je nourrirai le chauffeur! Ah! ah! fils de Madame Peloux, va! Tu n'oublies rien.... Je ne suis pas curieuse, mais je voudrais entendre ce que ?a peut être entre une femme et toi, une conversation amoureuse!"
Elle tomba assise et s'éventa. Un sphinx, de grands moustiques à longues pattes tournaient autour des lampes, et l'odeur du jardin, à cause de la nuit venue, devenait une odeur de campagne. Une bouffée d'acacia entra, si distincte, si active, qu'ils se retournèrent tous deux comme pour la voir marcher.
"C'est l'acacia à grappes rosées, dit Léa à demi-voix.
--Oui, dit Chéri. Mais comme il en a bu, ce soir, de la fleur d'oranger!"
Elle le contempla, admirant vaguement qu'il e?t trouvé cela. Il respirait le parfum en victime heureuse, et elle se détourna, craignant soudain qu'il ne l'appelat; mais il l'appela quand même, et elle vint.
Elle vint à lui pour l'embrasser, avec un élan de rancune et d'égo?sme et des pensées de chatiment : "Attends, va.... C'est joliment vrai que tu as une bonne bouche, cette fois-ci, je vais en prendre mon content, parce que j'en ai envie, et je te laisserai, tant pis, je m'en moque, je viens...."
Elle l'embrassa si bien qu'ils se délièrent ivres, assourdis, essoufflés, tremblant comme s'ils venaient de se battre.... Elle se remit debout devant lui qui n'avait pas bougé, qui gisait toujours au fond du fauteuil et elle le défiait tout bas : "Hein?... Hein?..." et elle s'attendait à être insultée. Mais il lui tendit les bras, ouvrit ses belles mains incertaines, renversa une tête blessée et montra entre ses cils l'étincelle double de deux larmes, tandis qu'il murmurait des paroles, des plaintes, tout un chant animal et amoureux où elle distinguait son nom, des "chérie..." des "viens..." des "plus te quitter..." un chant qu'elle écoutait penchée et pleine d'anxiété, comme si elle lui e?t, par mégarde, fait très mal.
* * * * *
Quand Léa se souvenait du premier été en Normandie, elle constatait avec équité : "Des nourrissons méchants, j'en ai eu de plus dr?les que Chéri. De plus aimables aussi et de plus intelligents. Mais tout de même, je n'en ai pas eu comme celui-là."
"C'est rigolo, confiait-elle, à la fin de cet été de 1906, à Berthellemy- le-Desséché, il y a des moments où je crois que je couche avec un nègre ou un chinois.
--Tu as déjà eu un chinois et un nègre?
--Jamais.
--Alors?
--Je ne sais pas. Je ne peux pas t'expliquer. C'est une impression."
Une impression qui lui était venue lentement, en même temps qu'un étonnement qu'elle n'avait pas toujours su cacher. Les premiers souvenirs de leur idylle n'abondaient qu'en images de mangeaille fine, de fruits choisis, en soucis de fermière gourmette. Elle revoyait, plus pale au grand soleil, un Chéri exténué qui se tra?nait sous les charmilles normandes, s'endormait sur les margelles chaudes des pièces d'eau. Léa le réveillait pour le gaver de fraises, de crème, de lait mousseux et de poulets de grain. Comme assommé, il suivait d'un grand ?il vide, à d?ner, le vol des éphémères autour de la corbeille de roses, regardait sur son poignet l'heure d'aller dormir, tandis que Léa, dé?ue et sans rancune, songeait aux promesses que n'avait pas tenues le baiser de Neuilly et patientait bonnement :
"Jusqu'à fin ao?t, si on veut, je le garde à l'épinette. Et puis, à Paris, ouf! je le rends à ses chères études...."
Elle se couchait miséricordieusement de bonne heure pour que Chéri, réfugié contre elle, poussant du front et du nez, creusant égo?stement la bonne place de son sommeil, s'endorm?t. Parfois, la lampe éteinte, elle suivait une flaque de lune miroitante sur le
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