Cheri | Page 8

Sidonie-Gabrielle Colette
deux Chéri taciturne, et Mme Peloux, sans force et sans autorité pour soigner son fils, se bornait à ha?r un peu Léa, chaque fois qu'un geste penchait, près de la joue pale, de l'oreille transparente de Chéri, la nuque blanche et la joue sanguine de Léa. Elle e?t bien saigné ce cou robuste de femme, où les colliers de Vénus commen?aient de meurtrir la chair, pour teindre de rosé le svelte lis verdissant,--mais elle ne pensait pas même à conduire son bien-aimé aux champs.
"Chéri, pourquoi bois-tu de la fine? grondait Léa.
--Pour ne pas faire affront à Mame Peloux qui boirait seule, répondait Chéri.
--Qu'est-ce que tu fais, demain?
--Sais pas, et toi?
--Je vais partir pour la Normandie.
--Avec?
--?a ne te regarde pas.
--Avec notre brave Spéle?eff?
--Penses-tu, il y a deux mois que c'est fini, tu retardes. Il est en Russie, Spéle?eff.
--Mon Chéri, où as-tu la tête! soupira Mme Peloux. Tu oublies le charmant d?ner de rupture que nous a offert Léa le mois dernier. Léa, tu ne m'as pas donné la recette des langoustines qui m'avaient tellement plu!"
Chéri se redressa, fit briller ses yeux :
"Oui, oui, des langoustines avec une sauce crémeuse, oh! j'en voudrais!
--Tu vois, reprocha Mme Peloux, lui qui a si peu d'appétit, il aurait mangé des langoustines....
--La paix! commanda Chéri. Léa, tu vas sous les ombrages avec Patron?
--Mais non, mon petit; Patron et moi, c'est de l'amitié. Je pars seule.
--Femme riche, jeta Chéri.
--Je t'emmène, si tu veux, on ne fera que manger, boire, dormir....
--C'est où, ton patelin?"
Il s'était levé et planté devant elle.
"Tu vois Honfleur? la c?te de Grace? Oui?... Assieds-toi, tu es vert. Tu sais bien, sur la c?te de Grace, cette porte charretière devant laquelle nous disions toujours en passant, ta mère et moi.... "
Elle se tourna du c?té de Mme Peloux : Mme Peloux avait disparu. Ce genre de fuite discrète, cet évanouissement étaient si peu en accord avec les coutumes de Charlotte Peloux, que Léa et Chéri se regardèrent en riant de surprise. Chéri s'assit contre Léa.
"Je suis fatigué, dit-il.
--Tu t'ab?mes", dit Léa.
Il se redressa, vaniteux :
"Oh! tu sais, je suis encore assez bien.
--Assez bien... peut-être pour d'autres... mais pas... pas pour moi, par exemple.
--Trop vert?
--Juste le mot que je cherchais. Viens-tu à la campagne, en tout bien tout honneur? Des bonnes fraises, de la crème fra?che, des tartes, des petits poulets grillés.... Voilà un bon régime, et pas de femmes!"
Il se laissa glisser sur l'épaule de Léa et ferma les yeux.
"Pas de femmes.... Chouette.... Léa, dis, es-tu un frère? Oui? Eh bien, partons, les femmes... j'en suis revenu.... Les femmes... je les ai vues."
Il disait ces choses basses d'une voix assoupie, dont Léa écoutait le son plein et doux et recevait le souffle tiède sur son oreille. Il avait saisi le long collier de Léa et roulait les grosses perles entre ses doigts. Elle passa son bras sous la tête de Chéri et le rapprocha d'elle, sans arrière-pensée, confiante dans l'habitude qu'elle avait de cet enfant, et elle le ber?a.
"Je suis bien, soupira-t-il. T'es un frère, je suis bien...."
Elle sourit comme sous une louange très précieuse. Chéri semblait s'endormir. Elle regardait de tout près les cils brillants, comme mouillés, rabattus sur la joue, et cette joue amaigrie qui portait les traces d'une fatigue sans bonheur. La lèvre supérieure, rasée du matin, bleuissait déjà, et les lampes roses rendaient un sang factice à la bouche....
"Pas de femmes! déclara Chéri comme en songe. Donc... embrasse-moi!"
Surprise, Léa ne bougea pas.
"Embrasse-moi, je te dis!"
Il ordonnait, les sourcils joints, et l'éclat de ses yeux soudain rouverts gêna Léa comme une lumière brusquement rallumée. Elle haussa les épaules et mit un baiser sur le front tout proche. Il noua ses bras au cou de Léa et la courba vers lui.
Elle secoua la tête, mais seulement jusqu'à l'instant où leurs bouches se touchèrent; alors, elle demeura tout à fait immobile et retenant son souffle comme quelqu'un qui écoute. Quand il la lacha, elle le détacha d'elle, se leva, respira profondément et arrangea sa coiffure qui n'était pas défaite. Puis elle se retourna un peu pale et les yeux assombris, et sur un ton de plaisanterie :
"C'est intelligent!" dit-elle.
Il gisait au fond d'un rocking et se taisait en la couvant d'un regard actif, si plein de défi et d'interrogations qu'elle dit, après un moment :
"Quoi?
--Rien, dit Chéri, je sais ce que je voulais savoir."
Elle rougit, humiliée, et se défendit adroitement :
"Tu sais quoi? que ta bouche me pla?t? Mon pauvre petit, j'en ai embrassé de plus vilaines. Qu'est-ce que ?a te prouve? Tu crois que je vais tomber à tes pieds et crier : prends-moi! Mais tu n'as donc connu que des jeunes filles? Penser que je vais perdre la tête pour un baiser!..."
Elle s'était calmée en parlant et voulait montrer son sang-froid.
"Dis, petit, insista-t-elle en se penchant sur lui, crois-tu que ce soit
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