plus, soyez tranquilles.
Dans cette ferme, coup de théâtre. Il trouve un journal anglais qui lui
apprend la fuite du roi et son arrestation à Varennes, et la formation de
l'armée des princes. Subitement, il prend la résolution de retourner en
France. Il revient à Philadelphie, et s'embarque pour le Havre le 10
décembre 1791.
Il avait passé, d'après les dates qu'il nous donne lui-même, exactement
cinq mois en Amérique. Il y avait fait, en voiture, à cheval et en bateau,
avec des guides, dans des régions connues, une excursion que tout
Européen robuste pouvait accomplir. M. Joseph Bédier paraît avoir
démontré dans ses Etudes critiques, en se servant du texte même du
Voyage en Amérique et des Mémoires d'outre-tombe, que
Chateaubriand n'a pu visiter aucune des régions où se dérouleront plus
tard ses romans; qu'il les a décrites surtout d'après le Français
Charlevoix et l'Anglais Bartram, mais qu'il n'a pu voir les Florides ni
même le Mississipi; et qu'il a été tout au plus au Niagara. Or, le Voyage
en Amérique étant son premier ouvrage, M. de Chateaubriand aurait
donc débuté dans la littérature par un mensonge, et par un mensonge
qu'il a soutenu imperturbablement toute sa vie: car il ne cesse dans
presque tous ses écrits (Essai sur les Révolutions, Génie du
christianisme, Itinéraire), et dans ses articles et dans ses lettres privées,
de rappeler son séjour chez les bons sauvages de la Louisiane. Mais M.
l'abbé Bertrin a défendu Chateaubriand, et, il me semble, avec succès
sur quelques points. Il reste seulement qu'on démêle fort mal son
itinéraire à partir du Niagara et que, souvent, il s'arrange pour nous
faire croire qu'il a vu beaucoup plus de pays qu'il n'en a visité en effet.
Quel qu'ait été son voyage, il en rapporte une masse de notes, une suite
de descriptions déjà soignées et achevées, et probablement une
première ébauche des énormes Natchez.
Ces notes et ces descriptions, il en transporte une partie, en 1822, dans
le manuscrit des Mémoires d'outre-tombe. Le reste, il le publie, en 1827,
sous le titre de Voyage en Amérique. Mais les morceaux insérés dans
les Mémoires ont été sûrement retouchés ou même «récrits» par l'auteur;
ils sont, à n'en pas douter, de sa dernière et souveraine manière. Au
contraire, le Voyage en Amérique semble bien être la reproduction à
peu près intacte du premier manuscrit; donc, comme je le disais, le
premier livre de Chateaubriand. Il est intéressant à ce titre.
L'auteur est déjà un fort brillant écrivain. Il est plein, nous le savons, de
Jean-Jacques et de Bernardin. Comme peintre, il les égale, il ne les
dépasse pas: ce qui n'a rien de surprenant, car il n'a que vingt-deux ou
vingt-trois ans. Mais c'est déjà fort beau, vraiment.
Liberté primitive, je te retrouve enfin! Je passe comme cet oiseau qui
vole devant moi, qui se dirige au hasard et n'est embarrassé que du
choix des ombrages. Me voilà tel que le Tout-Puissant m'a créé,
souverain de la nature, porté triomphant sur les eaux, tandis que les
habitants du fleuve accompagnent ma course, que les peuples de l'air
m'enchantent de leurs hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que
les forêts courbent leur cime sur mon passage. Est-ce sur le front de
l'homme de la société ou sur le mien qu'est gravé le sceau immortel de
notre origine? Courez vous enfermer dans vos cités, allez vous
soumettre à vos petites lois, etc.
Il me semble que voilà d'excellent Rousseau.
De même:
Cette terre commence à se peupler... Les générations européennes
seront-elles plus vertueuses et plus libres sur ces bords que les
générations américaines qu'elles auront exterminées? Des esclaves ne
laboureront-ils point la terre sous le fouet de leur maître, dans ces
déserts où l'homme promenait son indépendance? Des prisons et des
gibets ne remplaceront-ils point la cabane ouverte et le haut chêne qui
ne porte que le nid des oiseaux? La richesse du sol ne fera-t-elle point
naître de nouvelles guerres? Le Kentucky cessera-t-il d'être la terre du
sang, et les édifices des hommes embelliront-ils mieux les bords de
l'Ohio que les monuments de la nature?
Et encore:
Pourquoi trouve-t-on tant de charme à la vie sauvage?... Cela prouve
que l'homme est plutôt un être actif qu'un être contemplatif, que dans sa
condition naturelle il lui faut peu de chose, et que la simplicité de l'âme
est une source inépuisable de bonheur.
(À moins, toutefois, qu'il ne regarde les choses presque uniquement
pour les décrire, qu'il n'ait dans son bagage un encrier, une plume et de
gros cahiers de papier, et que, sous la hutte de l'Indien, il ne passe
plusieurs heures par jour à aligner des phrases artificieuses et savantes
dont il attend la renommée et l'admiration des hommes,--comme faisait
le chevalier de Chateaubriand: et c'est là sa principale manière de
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