Chateaubriand | Page 5

Jules Lemaitre
«Une
idée me dominait, l'idée de passer aux États-Unis. Je me proposais de
découvrir le passage au nord-ouest de l'Amérique.» Simplement. Et un
peu plus loin, il nous dit que M. de Malesherbes lui montait la tête sur

ce voyage; qu'il allait le voir le matin; que, le nez collé sur des cartes,
ils supputaient tous deux les distances du détroit de Behring au fond de
la baie d'Hudson; qu'ils lisaient les divers récits des voyageurs «anglais,
hollandais, français, russes, suédois, danois»; qu'ils s'inquiétaient du
chemin à suivre par terre pour attaquer le rivage de la mer polaire;
qu'ils devisaient des difficultés à surmonter, des précautions à prendre,
et que Malesherbes lui disait: «Si j'étais plus jeune, je partirais avec
vous.»
On conçoit que Malesherbes, l'aimant bien et craignant pour lui s'il
restait à Paris, l'engageât dans ce magnifique «divertissement» d'un
voyage d'exploration (peut-être l'excellent homme feignit-il de croire à
l'utilité et au sérieux de ce projet). Les grands explorateurs, Cook et
Lapeyrouse, étaient à la mode. On continuait à s'occuper beaucoup de
l'Amérique, depuis la guerre de l'Indépendance. Mais au reste, si
Chateaubriand rêve de voyage, il rêve surtout, et par là même, de
littérature. Il a lu en 1787 les Études de la nature, de Bernardin de
Saint-Pierre, et le roman de Paul et Virginie, qui en est un épisode. La
nature des tropiques, et les papayers et les pamplemousses l'ont
enchanté. Il aura aussi sa nature à lui et sa palette pour la peindre, aux
bords de l'Ohio. Puis, il est plein de Jean-Jacques. Il va, «au delà des
mers, contempler le plus grand spectacle qui puisse s'offrir à l'oeil du
philosophe; méditer sur l'homme libre de la nature et sur l'homme libre
de la société, placés l'un près de l'autre sur le même sol». (Introduction
à l'Essai.) Paul et Virginie sont déjà de petits sauvages, ignorants, hors
de la civilisation, affranchis de préjugés, innocents et vertueux; mais ce
sont des petits sauvages blancs. Il trouvera mieux avec les Iroquois et
les Muscogulges. Car, à cette heure-là, il a toutes les illusions de son
temps. «La révolution, dit-il, marchait à grands pas: les principes sur
lesquels elle se fondait étaient les miens; mais je détestais les
violences», etc... Il était alors incroyant: «De chrétien zélé que j'avais
été, j'étais devenu un esprit fort, c'est-à-dire un esprit faible. Ce
changement dans mes opinions religieuses s'était opéré par la lecture
des livres philosophiques.»
C'est donc un disciple et un admirateur de Rousseau et de Bernardin qui
part pour l'Amérique. C'est un fils de marin, qui rêve voyages de

découvertes. Et c'est aussi un jeune homme triste et singulier, qui porte
au fond de son coeur, comme il dit, «un désespoir sans cause».
Et voici une hypothèse complémentaire (elles sont toutes permises,
puisque, sur sa jeunesse, nous ne savons rien que par lui). En 1790, il
mène une vie fort dissipée. Les deux premières lettres que nous ayons
de lui (au chevalier de Châtenet) sont d'un très mauvais ton. Ce
Châtenet voudrait épouser Lucile. Le chevalier de Chateaubriand lui
écrit: «... J'ai rempli tous mes engagements auprès de ma soeur. Elle
t'attend de pied ferme pour continuer le roman.» Et plus loin:
«Ménage-la, si tu la séduis, mon cher Châtenet; songe que c'est une
vierge.»--Et, dans la deuxième lettre au même: «Je suis fâché
qu'Eugénie (sans doute une camarade) m'ait mal jugé; elle est la
première personne qui m'ait reproché le défaut de sensibilité.» Si, par
sensibilité, elle entendait la tendresse, peut-être Eugénie ne se
trompait-elle pas tant. Donc il s'amuse; et il a des dettes, notamment
une «dette d'honneur» qui se monte à cinq mille livres environ. Et M.
Victor Giraud nous a raconté en détail comment, pour payer ses dettes,
le chevalier de Chateaubriand plaçait des bas de fil, et même dans son
régiment.
Dans ces conditions, M. de Malesherbes a dû le presser de partir et, si
j'ose dire, l'expédier en Amérique, paternellement, comme on y
expédiait souvent les mauvais sujets.
Donc il s'embarque à Saint-Malo au printemps de 1791. Il voyage avec
l'abbé Nagot, supérieur de Saint-Sulpice et quelques séminaristes, qui
vont à Baltimore. Un de ces séminaristes, l'abbé de Mondésir, interrogé
cinquante ans plus tard, se souvient surtout des allures excentriques et
tumultueuses et des «menteries incroyables» du chevalier de
Chateaubriand, qui lui est apparu (on le sent) comme une espèce de fou.
(Je vous renvoie encore à M. Victor Giraud, Nouvelles Études sur
Chateaubriand.)
Le chevalier de Chateaubriand s'arrête, aux Açores (Santa-Cruz), aux
îles de Saint-Pierre et de Miquelon. Il manque, paraît-il, de se noyer ou
d'être mangé par un requin en se baignant dans la mer. Il débarque à
Baltimore, va en voiture à Philadelphie où il est reçu par Washington.

Je dois dire qu'il a beau, dans ses Mémoires, fortifier cette entrevue d'un
parallèle oratoire
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