tous deux les distances du détroit de Behring au fond de la baie d'Hudson; qu'ils lisaient les divers récits des voyageurs ?anglais, hollandais, fran?ais, russes, suédois, danois?; qu'ils s'inquiétaient du chemin à suivre par terre pour attaquer le rivage de la mer polaire; qu'ils devisaient des difficultés à surmonter, des précautions à prendre, et que Malesherbes lui disait: ?Si j'étais plus jeune, je partirais avec vous.?
On con?oit que Malesherbes, l'aimant bien et craignant pour lui s'il restait à Paris, l'engageat dans ce magnifique ?divertissement? d'un voyage d'exploration (peut-être l'excellent homme feignit-il de croire à l'utilité et au sérieux de ce projet). Les grands explorateurs, Cook et Lapeyrouse, étaient à la mode. On continuait à s'occuper beaucoup de l'Amérique, depuis la guerre de l'Indépendance. Mais au reste, si Chateaubriand rêve de voyage, il rêve surtout, et par là même, de littérature. Il a lu en 1787 les études de la nature, de Bernardin de Saint-Pierre, et le roman de Paul et Virginie, qui en est un épisode. La nature des tropiques, et les papayers et les pamplemousses l'ont enchanté. Il aura aussi sa nature à lui et sa palette pour la peindre, aux bords de l'Ohio. Puis, il est plein de Jean-Jacques. Il va, ?au delà des mers, contempler le plus grand spectacle qui puisse s'offrir à l'oeil du philosophe; méditer sur l'homme libre de la nature et sur l'homme libre de la société, placés l'un près de l'autre sur le même sol?. (Introduction à l'Essai.) Paul et Virginie sont déjà de petits sauvages, ignorants, hors de la civilisation, affranchis de préjugés, innocents et vertueux; mais ce sont des petits sauvages blancs. Il trouvera mieux avec les Iroquois et les Muscogulges. Car, à cette heure-là, il a toutes les illusions de son temps. ?La révolution, dit-il, marchait à grands pas: les principes sur lesquels elle se fondait étaient les miens; mais je détestais les violences?, etc... Il était alors incroyant: ?De chrétien zélé que j'avais été, j'étais devenu un esprit fort, c'est-à-dire un esprit faible. Ce changement dans mes opinions religieuses s'était opéré par la lecture des livres philosophiques.?
C'est donc un disciple et un admirateur de Rousseau et de Bernardin qui part pour l'Amérique. C'est un fils de marin, qui rêve voyages de découvertes. Et c'est aussi un jeune homme triste et singulier, qui porte au fond de son coeur, comme il dit, ?un désespoir sans cause?.
Et voici une hypothèse complémentaire (elles sont toutes permises, puisque, sur sa jeunesse, nous ne savons rien que par lui). En 1790, il mène une vie fort dissipée. Les deux premières lettres que nous ayons de lui (au chevalier de Chatenet) sont d'un très mauvais ton. Ce Chatenet voudrait épouser Lucile. Le chevalier de Chateaubriand lui écrit: ?... J'ai rempli tous mes engagements auprès de ma soeur. Elle t'attend de pied ferme pour continuer le roman.? Et plus loin: ?Ménage-la, si tu la séduis, mon cher Chatenet; songe que c'est une vierge.?--Et, dans la deuxième lettre au même: ?Je suis faché qu'Eugénie (sans doute une camarade) m'ait mal jugé; elle est la première personne qui m'ait reproché le défaut de sensibilité.? Si, par sensibilité, elle entendait la tendresse, peut-être Eugénie ne se trompait-elle pas tant. Donc il s'amuse; et il a des dettes, notamment une ?dette d'honneur? qui se monte à cinq mille livres environ. Et M. Victor Giraud nous a raconté en détail comment, pour payer ses dettes, le chevalier de Chateaubriand pla?ait des bas de fil, et même dans son régiment.
Dans ces conditions, M. de Malesherbes a d? le presser de partir et, si j'ose dire, l'expédier en Amérique, paternellement, comme on y expédiait souvent les mauvais sujets.
Donc il s'embarque à Saint-Malo au printemps de 1791. Il voyage avec l'abbé Nagot, supérieur de Saint-Sulpice et quelques séminaristes, qui vont à Baltimore. Un de ces séminaristes, l'abbé de Mondésir, interrogé cinquante ans plus tard, se souvient surtout des allures excentriques et tumultueuses et des ?menteries incroyables? du chevalier de Chateaubriand, qui lui est apparu (on le sent) comme une espèce de fou. (Je vous renvoie encore à M. Victor Giraud, Nouvelles études sur Chateaubriand.)
Le chevalier de Chateaubriand s'arrête, aux A?ores (Santa-Cruz), aux ?les de Saint-Pierre et de Miquelon. Il manque, para?t-il, de se noyer ou d'être mangé par un requin en se baignant dans la mer. Il débarque à Baltimore, va en voiture à Philadelphie où il est re?u par Washington.
Je dois dire qu'il a beau, dans ses Mémoires, fortifier cette entrevue d'un parallèle oratoire entre Washington et Bonaparte, elle est plus comique que grandiose...
Il nous dit fièrement: ?Je n'étais pas ému... Visage d'homme ne me troublera jamais.? Allons, tant mieux. Une petite servante l'introduit. Washington est de grande taille, ?d'un air calme et froid plut?t que noble?. Le jeune chevalier de Chateaubriand lui explique tant bien que mal le motif de son voyage.
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