Chateaubriand | Page 4

Jules Lemaitre
lui ont appris, et du rang où il s'est placé.
Voici, par exemple, comment, en 1820, il juge Chamfort: ?Atteint de la maladie qui a fait les jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance... Quand il vit que sous la Révolution il n'arrivait à rien, il tourna contre lui-même les mains qu'il avait levées contre la société. Le bonnet rouge ne parut plus à son orgueil qu'une autre espèce de couronne, le sans-culottisme qu'une sorte de noblesse, dont les Marat et les Robespierre étaient les grands seigneurs. Furieux de retrouver l'inégalité des rangs jusque dans le monde des douleurs et des larmes, condamné à n'être encore que vilain dans la féodalité des bourreaux, il se voulut tuer pour échapper aux supériorités du crime...?
Mais, à vingt ans, il est fort content de conna?tre Chamfort et de l'amener quelquefois souper dans sa famille. Et, même un peu plus tard, dans son Essai historique, il est beaucoup moins sévère, et pour Chamfort et pour les autres.
C'est qu'il a assisté, et de tout près, aux commencements de la Révolution, et que, malgré les horreurs dont il a été témoin: la prise de la Bastille, et les têtes de Berthier et de Foulon passant sous ses fenêtres, et le 5 octobre et les premières grandes journées criminelles, il a senti l'ivresse révolutionnaire, l'ivresse du Paris de la rue, des clubs, des spectacles, des maisons de jeu, et du Palais-Royal. Deux fois, il a rencontré Mirabeau; il le juge avec une extrême indulgence, ou plut?t il l'admire: ?Ce fils des lions, lion lui-même à tête de chimère... était tout roman, tout poésie, tout enthousiasme... Mirabeau m'enchanta de récits d'amour, de souhaits de retraite... Malgré son immoralité, il n'avait pu fausser sa conscience.?
Ce qu'il y a d'effréné dans Mirabeau s'accorde fort bien avec ce qu'il y a d'indompté dans Chateaubriand. Tous deux sont fils de pères terribles. Et ce qu'il y a d'effréné aussi dans la Révolution ne peut lui déplaire: ce redoublement de vie, ce mélange des moeurs anciennes et des moeurs nouvelles, les passions et les caractères en liberté. Les périls même, dit-il, ajoutaient à l'intérêt de ce désordre. ?Le genre humain en vacances se promène dans les rues débarrassé de ses pédagogues.? Et dans les derniers salons encore ouverts en 1790, à l'h?tel de La Rochefoucauld, aux soirées de mesdames de Poix, d'Hénin, de Simiane, de Vaudreuil, les personnes les plus élégantes connaissent cette ivresse. Et le sentiment du péril, et de l'incertitude des choses et des ruines proches, les pousse tour à tour aux amours rapides, ou aux rêveries dans la solitude, ?mêlées de tendresses indéfinissables?.
Oui, malgré ses premières atrocités, Chateaubriand garde, des commencements de la Révolution, le meilleur souvenir émotif et esthétique. Le désordre des temps lui suggère cette comparaison bien inattendue: ?Je ne pourrais mieux peindre la société de 1789 et 1790 qu'en la comparant à l'architecture du temps de Louis XII et de Fran?ois Ier, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler au style gothique.? Et, quand la Révolution sera tout à fait épouvantable, alors éclatera l'espèce de miracle des victoires révolutionnaires, dues en grande partie, il est vrai, à l'armée d'ancien régime; et cela éblouira sur le jacobinisme jusqu'à Joseph de Maistre. C'est, je crois, seulement de nos jours qu'on a su voir la Révolution toute nue et sans prestige.
Mais Chateaubriand n'en pourra jamais parler de sang-froid ni sans une sorte d'admiration épouvantée où vivent des souvenirs d'émotions fortes et secrètement délicieuses. Il ne sera jamais totalement désenchanté de la Révolution. Comme les libéraux du dix-neuvième siècle, il distingue toujours, dans les événements révolutionnaires, ?ce qu'il faut condamner, l'accident? et ?l'intelligence cachée qui jette parmi les ruines les fondements du nouvel édifice.? Chose vraiment étrange, en 1821 (et il le maintient en 1846), il parle sérieusement, comme feront les Michelet et les Quinet, d'?une rénovation de l'espèce humaine dont la prise de la Bastille ouvrait l'ère, comme un sanglant jubilé.? C'est que, voyez-vous, cet enfant de volupté et de théatre a trop joui de son imagination et s'est trop amusé ces années-là.
Et cependant (ici je ne comprends plus très bien), au moment où Paris était si curieux et si grisant et présentait tous les jours, à ce passionné de drame et d'images, un spectacle unique et irretrouvable, tout à coup il part pour l'Amérique du Nord.
Dans ses Mémoires, il nous dit subitement (et il est vrai que, quelques années auparavant, il avait songé à aller au Canada ou aux Indes): ?Une idée me dominait, l'idée de passer aux états-Unis. Je me proposais de découvrir le passage au nord-ouest de l'Amérique.? Simplement. Et un peu plus loin, il nous dit que M. de Malesherbes lui montait la tête sur ce voyage; qu'il allait le voir le matin; que, le nez collé sur des cartes, ils supputaient
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