a quelques
années, Madame de Beaumont, écrivait bien des années plus tard
Charles Lenormant, la représentent comme sans beauté, détruite et
d'une effrayante maigreur, mais avec une physionomie très touchante,
et d'une étonnante supériorité; c'était une lampe à demi éteinte qui jetait
ses dernières clartés[5].»
Elle mourut à Rome le 4 novembre 1803. Chateaubriand a consigné
dans des pages immortelles le récit de ses derniers moments. Il ressentit
une profonde douleur, et pendant toute sa vie le cher souvenir de
Madame de Beaumont fut pour lui l'objet d'un culte. Il s'était dévoué à
cette frêle existence, et jusqu'aux derniers moments il l'avait entourée
de ses soins; il a montré pour elle une rare abnégation, une tendresse de
sentiment inépuisable, un désintéressement absolu. Cette constance à
l'amitié, dans des circonstances difficiles, au milieu des embarras
d'argent dont nous parlerons, réfutent péremptoirement les accusations
de sécheresse de coeur et d'égoïsme qui lui ont été si souvent adressées.
Il pleura Madame de Beaumont dans toute l'amertume de sa douleur.
«On n'a pas senti, disait-il, toute la désolation du coeur quand on n'est
pas resté seul à errer dans les lieux naguères habités par une personne
qui avait agréé votre vie.»
Cette douleur était partagée par tous ceux que Madame de Beaumont
avait honorés de son amitié, mais personne ne la ressentit plus
profondément que Joubert. «Je ne vous écris rien de ma douleur, écrit-il
à Chênedollé, elle n'est point extravagante, mais elle sera éternelle.
Quelle place cette femme aimable occupait pour moi dans le monde!
Chateaubriand la regrette sûrement autant que moi, mais elle lui
manquera moins ou moins longtems... Vous aurez la relation de ses
derniers moments. Rien au monde n'est plus propre à faire couler les
larmes que ce récit; cependant il est consolant. On adore ce bon garçon
en le lisant, et quant à elle, on sent, pour peu qu'on l'ait connue, qu'elle
eût donné dix ans de sa vie pour mourir si paisiblement et pour être
ainsi regrettée.»
Un passage de cette lettre de Joubert exige des explications:
«Chateaubriand regrette sûrement Madame de Beaumont autant que
moi, mais elle lui manquera moins ou moins longtems.» Cette assertion
vraie dans un sens ne l'est pas dans un autre, et c'est ici que des faits
mis aujourd'hui en pleine lumière nous révèlent clairement
Chateaubriand avec toute la mobilité de ses passions et toute la
persévérance de ses amitiés. On ne peut nier ses faiblesses,
l'inconstance de ses désirs, l'entraînement qui l'emportait sans cesse
vers des passions nouvelles. Mais ces passions se transformaient vite en
un sentiment plus élevé et plus pur d'affection pleine de tendresse,
d'inaltérable amitié qui durait autant que la vie.
C'est donc avec une vérité absolue, si l'on veut distinguer entre la
mobilité de ses passions et la persistance de ses amitiés, qu'on a pu dire
de lui que «personne n'a peut-être montré plus de suite et de fidélité
dans ses affections; qu'il se donnait très sérieusement et pour ainsi dire
sans retour; qu'il a montré toujours une exquise délicatesse de
sentiments, un désintéressement à toute épreuve, une constance et une
rectitude remarquable dans le commerce de l'amitié.»
Ce jugement porté par un homme qui l'a bien connu, se trouve justifié
pour Madame de Beaumont. Il ne le sera pas moins pour d'autres
liaisons qui ont suivi ce premier attachement.
D'ailleurs Chateaubriand avec sa disposition à tout dire de lui, le mal
comme le bien, nous a révélé lui-même quel avait été l'état de son âme
au milieu des attachements de son orageuse jeunesse. Il raconte dans
ses Mémoires que le 21 janvier 1804, il était allé prier sur le tombeau
de Madame de Beaumont, en faisant ses adieux à Rome, et il ajoute:
«Mon chagrin ne se flattait-il pas en ces jours lointains que le lien qui
venait de se rompre serait mon dernier lien? Et, pourtant, que j'ai vite,
non pas oublié, mais remplacé ce qui me fut cher! Ainsi va l'homme de
défaillance en défaillance. L'indigence de notre nature est si profonde,
que dans nos infirmités volages, pour exprimer nos affections récentes,
nous ne pouvons employer que des mots déjà usés par nous dans nos
anciens attachements. Il est cependant des paroles qui ne devraient
servir qu'une fois; on les profane en les répétant.»
En effet, Chateaubriand avait déjà remplacé, avant même qu'il eût à la
pleurer, la femme qu'il avait tant aimée et dont la mémoire devint le
culte de toute sa vie. Avant la mort de Madame de Beaumont un autre
attachement était déjà formé: la liaison de Chateaubriand avec Madame
de Custine avait commencé.
* * * * *
Un voile mystérieux enveloppe encore les premiers débuts des relations
de Chateaubriand et de Madame de Custine. Quand se sont-ils connus?
Comment est né ce long attachement qui a traversé tant de fortunes
diverses, et
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