ayant à contracter union avec Mademoiselle de
Lavigne, aurait imaginé de l'épouser comme dans les comédies, d'une
façon postiche, en se servant d'un de ses gens comme prêtre et d'un
autre comme témoin. Ce qu'ayant appris, l'oncle Buisson serait parti,
muni d'une paire de pistolets et accompagné d'un prêtre, et surprenant
les époux de grand matin, il aurait dit à son beau-neveu: «Vous allez
maintenant, Monsieur, épouser tout de bon ma nièce, et sur l'heure.» Ce
qui fut fait.»
Dans ce récit, la vulgarité du style rivalise avec la fausseté évidente des
faits. Par une grossière mascarade, on fait du prêtre orthodoxe appelé
par la famille un domestique de Chateaubriand, qui à cette époque
n'avait certainement pas de domestiqués à son service personnel. Quant
à ce mariage exigé par l'oncle Buisson, le pistolet au poing, c'est une
pure et absurde invention: ce mariage n'aurait pas été plus régulier que
le précédent, puisqu'il eût été clandestin et illégal, et que, de nouveau, il
aurait fallu recourir, pour arriver à la légalité, à un troisième mariage,
celui du curé constitutionnel. Or, en fait de mariages, il n'y en a eu que
deux: celui du prêtre orthodoxe, qui a donné lieu aux poursuites, et
celui du curé constitutionnel, célébré publiquement, régulièrement et
dont l'acte existe. Le mariage du curé constitutionnel exclut donc
nécessairement le prétendu mariage de l'oncle Buisson.
Mais il y a plus: cet oncle Buisson, «le riche négociant de Lorient», n'a
jamais existé: la famille de Lavigne n'a jamais entendu parler de lui, ni
de son voyage à Saint-Malo, ni de ce mariage à main armée.
Dans une visite que nous fîmes à Sainte-Beuve vers la fin de sa vie,
nous lui demandâmes s'il avait quelque document à l'appui du récit de
M. Viennet, dont nous lui signalâmes l'invraisemblance.
«C'est là, nous dit-il, tout ce que j'en sais; Viennet racontait cela, à
l'Académie, à qui voulait l'entendre, du vivant même de Chateaubriand.
Je mis par écrit son récit, et, pour plus de sûreté, je lui communiquai
mon manuscrit en le priant de le corriger si j'avais mal rapporté ses
paroles. Il n'y changea que quelques mots. Ce manuscrit, portant les
corrections de la main de Viennet, je l'ai encore là, dans ce secrétaire...
Je vous le montrerai un autre jour.» L'état de souffrance de
Sainte-Beuve ne permettait pas d'insister pour qu'il le montrât
immédiatement, et, en définitive, nous ne l'avons jamais vu. Peut-être,
le retrouverait-on dans les papiers du célèbre critique. C'est le texte
même de cette note manuscrite, nous a dit Sainte-Beuve, qu'il a
reproduit dans son livre sur Chateaubriand: cependant, dans son
«Chateaubriand», Sainte-Beuve ne parle pas de sa note manuscrite,
mais il s'autorise de mémoires inédits de Viennet, ce qui n'est pas la
même chose. Il y a là une variante que nous ne discuterons pas, mais
que nous signalons, sans y attacher plus d'importance qu'il ne faut.
«Vous devriez, ajouta Sainte-Beuve, tirer au clair cette affaire du
mariage de Chateaubriand, en le rapprochant de la législation de
l'époque et des documents que vous pourriez vous procurer.» C'est ce
que nous avons fait, et c'est sur des informations précises, émanant des
sources, les plus respectables, que nous avons écrit les lignes qui
précèdent.
* * * * *
Marié au mois de mars 1792, Chateaubriand partit de Saint-Malo pour
l'émigration, trois mois après, dans le courant de la même année. Toute
sa famille approuvait sa détermination. Deux de ses soeurs, Lucile (plus
tard Madame de Caux) et Julie (Madame de Farcy), en compagnie de la
jeune Madame de Chateaubriand, le conduisirent jusqu'à Paris. Ils
descendirent tous quatre à l'hôtel de Villette, impasse Férou, près des
Jardins du Séminaire Saint-Sulpice; des chambres y avaient été
retenues. Ils y demeurèrent quelque temps, ensemble, et le 15 juillet
1792, Chateaubriand s'achemina vers l'Allemagne où il rejoignit
l'armée des princes.
C'est alors que commença entre les deux époux une longue séparation
de huit ou dix années. La malignité en a fait un chef d'accusation contre
Chateaubriand; on lui a reproché, avec une apparence de raison, d'avoir
oublié pendant trop longtemps qu'il était marié! Pour les huit premières
années, tant que dura l'émigration, l'accusation n'est pas fondée: cette
séparation était une conséquence forcée. Chateaubriand émigré passa
d'Allemagne en Angleterre et ne rentra en France qu'au printemps de
1800. Jusque-là tout s'explique et se justifie.
Mais pour la période qui suivit, de 1800 à 1804, il ne semble guère
possible de trouver une raison suffisante. Pendant ces quatre années, il
n'y eut cependant pas de rupture; M. et Madame de Chateaubriand se
virent quelquefois, assez rarement, et restèrent, croyons-nous, en
correspondance. Mais ils demeurèrent séparés et ne reprirent pas là vie
commune.
Au surplus voici les faits.
Immédiatement après son retour de l'émigration, Chateaubriand écrivit
à sa famille pour l'informer de son arrivée. Sa soeur aînée,
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