Chateaubriand et Madame de Custine | Page 9

Francois-René de Chateaubriand
lui l'objet d'un culte. Il s'était dévoué à cette frêle existence, et jusqu'aux derniers moments il l'avait entourée de ses soins; il a montré pour elle une rare abnégation, une tendresse de sentiment inépuisable, un désintéressement absolu. Cette constance à l'amitié, dans des circonstances difficiles, au milieu des embarras d'argent dont nous parlerons, réfutent péremptoirement les accusations de sécheresse de coeur et d'égo?sme qui lui ont été si souvent adressées. Il pleura Madame de Beaumont dans toute l'amertume de sa douleur. ?On n'a pas senti, disait-il, toute la désolation du coeur quand on n'est pas resté seul à errer dans les lieux naguères habités par une personne qui avait agréé votre vie.?
Cette douleur était partagée par tous ceux que Madame de Beaumont avait honorés de son amitié, mais personne ne la ressentit plus profondément que Joubert. ?Je ne vous écris rien de ma douleur, écrit-il à Chênedollé, elle n'est point extravagante, mais elle sera éternelle. Quelle place cette femme aimable occupait pour moi dans le monde! Chateaubriand la regrette s?rement autant que moi, mais elle lui manquera moins ou moins longtems... Vous aurez la relation de ses derniers moments. Rien au monde n'est plus propre à faire couler les larmes que ce récit; cependant il est consolant. On adore ce bon gar?on en le lisant, et quant à elle, on sent, pour peu qu'on l'ait connue, qu'elle e?t donné dix ans de sa vie pour mourir si paisiblement et pour être ainsi regrettée.?
Un passage de cette lettre de Joubert exige des explications: ?Chateaubriand regrette s?rement Madame de Beaumont autant que moi, mais elle lui manquera moins ou moins longtems.? Cette assertion vraie dans un sens ne l'est pas dans un autre, et c'est ici que des faits mis aujourd'hui en pleine lumière nous révèlent clairement Chateaubriand avec toute la mobilité de ses passions et toute la persévérance de ses amitiés. On ne peut nier ses faiblesses, l'inconstance de ses désirs, l'entra?nement qui l'emportait sans cesse vers des passions nouvelles. Mais ces passions se transformaient vite en un sentiment plus élevé et plus pur d'affection pleine de tendresse, d'inaltérable amitié qui durait autant que la vie.
C'est donc avec une vérité absolue, si l'on veut distinguer entre la mobilité de ses passions et la persistance de ses amitiés, qu'on a pu dire de lui que ?personne n'a peut-être montré plus de suite et de fidélité dans ses affections; qu'il se donnait très sérieusement et pour ainsi dire sans retour; qu'il a montré toujours une exquise délicatesse de sentiments, un désintéressement à toute épreuve, une constance et une rectitude remarquable dans le commerce de l'amitié.?
Ce jugement porté par un homme qui l'a bien connu, se trouve justifié pour Madame de Beaumont. Il ne le sera pas moins pour d'autres liaisons qui ont suivi ce premier attachement.
D'ailleurs Chateaubriand avec sa disposition à tout dire de lui, le mal comme le bien, nous a révélé lui-même quel avait été l'état de son ame au milieu des attachements de son orageuse jeunesse. Il raconte dans ses Mémoires que le 21 janvier 1804, il était allé prier sur le tombeau de Madame de Beaumont, en faisant ses adieux à Rome, et il ajoute: ?Mon chagrin ne se flattait-il pas en ces jours lointains que le lien qui venait de se rompre serait mon dernier lien? Et, pourtant, que j'ai vite, non pas oublié, mais remplacé ce qui me fut cher! Ainsi va l'homme de défaillance en défaillance. L'indigence de notre nature est si profonde, que dans nos infirmités volages, pour exprimer nos affections récentes, nous ne pouvons employer que des mots déjà usés par nous dans nos anciens attachements. Il est cependant des paroles qui ne devraient servir qu'une fois; on les profane en les répétant.?
En effet, Chateaubriand avait déjà remplacé, avant même qu'il e?t à la pleurer, la femme qu'il avait tant aimée et dont la mémoire devint le culte de toute sa vie. Avant la mort de Madame de Beaumont un autre attachement était déjà formé: la liaison de Chateaubriand avec Madame de Custine avait commencé.
* * * * *
Un voile mystérieux enveloppe encore les premiers débuts des relations de Chateaubriand et de Madame de Custine. Quand se sont-ils connus? Comment est né ce long attachement qui a traversé tant de fortunes diverses, et que la mort seule a brisé? Le biographe le plus récent de Madame de Custine[6] pense que Chateaubriand la vit pour la première fois chez Madame de Rosambo, alliée de son frère a?né; ces deux victimes de la Terreur s'étaient connues à la prison des Carmes. Il est probable cependant que leur première rencontre remonte un peu plus haut, peut-être jusqu'à l'année 1801, et qu'elle a eu lieu dans des circonstances très différentes.
Les Mémoires d'outre-tombe, sans en fixer la date précise, semblent nous offrir un indice révélateur.
Rappelons-nous la page charmante où
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