Cesarine Dietrich | Page 8

George Sand
Césarine.
J'eus dès lors une indépendance plus grande que je ne l'avais espéré. Je
pouvais recevoir mes amis sans qu'ils eussent à défiler sous les yeux de
la famille Dietrich. Le nombre en était bien restreint; mais je pouvais
voir mon cher filleul tout à mon aise et le soustraire aux critiques
probablement trop spirituelles que Césarine eût pu faire tomber sur sa

gaucherie de collègien.
Cette gaucherie n'existait plus heureusement. Ce fut une grande joie
pour moi de retrouver mon cher enfant grandi et en bonne santé. Il
n'était pas beau, mais il était charmant, il ressemblait à ma pauvre soeur:
de beaux yeux noirs doux et pénétrants, une bouche parfaite de
distinction et de finesse, une pâleur intéressante sans être maladive, des
cheveux fins et ondulés sur un front ferme et noble. Il n'était pas destiné
à être de haute taille, ses membres étaient délicats, mais très-élégants,
et tous ses mouvements avaient de l'harmonie comme toutes les
inflexions de sa voix avaient du charme.
Il venait de terminer ses études et de recevoir son diplôme de bachelier.
Je m'étais beaucoup inquiétée de la carrière qu'il lui faudrait embrasser.
M. Dietrich, à qui j'en avais plusieurs fois parlé, m'avait dit:
--Ne vous tourmentez pas; je me charge de lui. Faites-le moi connaître,
je verrai à quoi il est porté par son caractère et ses idées.
Toutefois, quand je voulus lui présenter Paul, celui-ci me répondit avec
une fermeté que je ne lui connaissais pas:
--Non, ma tante, pas encore! Je n'ai pas voulu attendre ma sortie du
collège pour me préoccuper de non avenir. J'ai eu pour ami particulier
dans mes dernières classes le fils d'un riche éditeur-libraire qui m'a
offert d'entrer avec lui comme commis chez son père. Pour commencer,
nous n'aurons que le logement et la nourriture, mais peu à peu nous
gagnerons des appointements qui augmenteront en raison de notre
travail. J'ai six-cents francs de rente, m'avez-vous dit; c'est plus qu'il ne
m'en faut pour m'habiller proprement et aller quelquefois à l'Opéra ou
aux Français. Je suis donc très-content du parti que j'ai pris, et comme
j'ai reçu la parole de M. Latour, je ne dois pas lui reprendre la mienne.
--Il me semble, lui dis-je, qu'avant de t'engager ainsi tu aurais dû me
consulter.
--Le temps pressait, répondit-il, et j'étais sûr que vous m'approuveriez.
Cela s'est décidé hier soir.

--Je ne suis pas si sûre que cela de t'approuver. J'ignore si tu as pris un
bon parti, et j'aurais aimé à consulter M. Dietrich.
--Chère tante, je ne désire pas être protégé; je veux n'être l'obligé de
personne avant de savoir si je peux aimer l'homme qui me rendra
service. Vous voyez, je suis aussi fier que vous pouvez désirer que je le
sois. J'ai beaucoup réfléchi depuis un an. Je me suis dit que, dans ma
position, il fallait faire vite aboutir les réflexions, et que je n'avais pas
le droit de rêver une brillante destinée difficile à réaliser. Je m'étais juré
d'embrasser la première carrière qui s'ouvrirait honorablement devant
moi. Je l'ai fait. Elle n'est pas brillante, et peut-être, grâce à la
bienveillance de M. Dietrich, aviez-vous rêvé mieux pour moi.
Peut-être M. Dietrich, par une faveur spéciale, m'eût-il fait sauter
par-dessus les quelques degrés nécessaires à mon apprentissage. C'est
ce que je ne désire pas, je ne veux pas appartenir à un BIENFAITEUR,
quel qu'il soit. M. Latour m'accepte parce qu'il sait que je suis un
garçon sérieux. Il ne me fait et ne me fera aucune grâce. Mon avenir est
dans mes mains, non dans les siennes. Il ne m'a accordé aucune parole
de sympathie, il ne m'a fait aucune promesse de protection. C'est un
positiviste très-froid, c'est donc l'homme qu'il me faut. J'apprendrai
chez lui le métier de commerçant et en même temps j'y continuerai mon
éducation, son magasin étant une bibliothèque, une encyclopédie
toujours ouverte. Il faudra que j'apprenne à être une machine le jour,
une intelligence à mes heures de liberté; mais, comme il m'a dit que
j'aurais des épreuves à corriger, je sais qu'on me laissera lire dans ma
chambre: c'est tout ce qu'il me faut en fait de plaisirs et de liberté.
Il fallut me contenter de ce qui était arrangé ainsi. Paul n'était pas
encore dans l'âge des passions; tout à sa ferveur de novice, il croyait
être toujours heureux par l'étude et n'avoir jamais d'autre curiosité.
M. Dietrich, à qui je racontai notre entrevue sans lui rien cacher, me dit
qu'il augurait fort bien d'un caractère de cette trempe, à moins que ce ne
fût un éclair fugitif d'héroïsme, comme tous les jeunes gens croient en
avoir; qu'il fallait le laisser voler de ses propres ailes jusqu'à ce qu'il eût
donné la mesure de sa puissance sur lui-même, que dans tous les cas il
était prêt
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