Cesarine Dietrich | Page 6

George Sand
plaisanterie; cette méthode n'est pas applicable aux êtres qui ne raisonnent pas. Dites plut?t que vous aimez votre oiseau d'une amitié égo?ste et cruelle. Peu vous importe qu'il souffre, pourvu qu'il s'attache à vous. Prenez garde de traiter de même les êtres de votre espèce!
--En ce cas, dit-elle en riant, ma méthode diffère de celle de mon père, puisqu'elle ne s'applique qu'aux êtres qui ne raisonnent pas.
J'essayai de lui prouver qu'il faut rendre heureux les êtres dont on se charge, même les plus infimes, et surtout les plus faibles.
--Qu'est-ce que le bonheur d'un être qui ne songe qu'à manger? reprit-elle en haussant doucement les épaules.
--C'est de manger. Les enfants à la mamelle n'ont point d'autre souci. Faut-il les faire je?ner pour qu'ils s'attachent à leur nourrice?
--Mon père doit te penser.
--Il ne le pense pas, vous ne le pensez pas non plus. Pourquoi cette taquinerie obstinée contre votre père absent? Admettons que sa méthode ne soit pas incontestable....
--Voilà ce que je voulais vous faire dire!
--Et c'est pour cela que vous torturiez votre petit oiseau?
--Non, je n'y songeais pas; je voulais me rendre nécessaire, moi exclusivement, à son existence; mais c'est prendre trop de peine pour une aussi sotte bête, et, puisqu'il a des ailes, je vais lui donner la volée.
--Attendez! Dites-moi toute votre idée; en le rendant à la liberté, faites-vous un sacrifice?
--Ah! vous voulez me disséquer, ma bonne amie?
--Je tiens à ce que vous vous rendiez compte de vous-même.
--Je me connais.
--Je n'en crois rien.
--Vous pensez que c'est impossible à mon age? Est-ce que vous ne m'y poussez pas en m'interrogeant sans cesse? Cette curiosité que vous avez de moi me force à m'examiner du matin au soir. Elle me m?rit trop vite, je vous en avertis; vous feriez mieux de ne pas tant fouiller dans ma conscience et de me laisser vivre, j'en vaudrais mieux. Je deviendrai si raisonnable avec vos raisonnements que je ne jouirai plus de rien. Ah! maman me comprenait mieux. Quand je lui faisais des questions, elle me répondait:
?--Tu n'as pas besoin de savoir.
?Et si elle me voyait réfléchir, elle me parlait des belles robes de ma poupée ou des miennes; elle voulait que je fusse une femme et rien de plus, rien de mieux. Mon père veut que je pense comme un homme, et vous, vous rêvez de m'élever à l'état d'ange. Heureusement je sais me défendre, et je saurai me faire aimer de vous comme Je suis.
--C'est fait, je vous aime; mais vous l'avez compris, je vous veux parfaite, vous pouvez l'être.
--Si je veux, peut-être; mais je ne sais pas si je le veux, j'y penserai.
Ainsi je n'avais jamais le dernier mot avec elle, et c'était à recommencer toutes les fois qu'une observation sur le fond de sa pensée me paraissait nécessaire. L'occasion était rare, car à la surface et dans l'habitude de la vie elle était d'une égalité d'humeur incomparable, je dirais presque invraisemblable à son age et dans sa position. Jamais je n'eus à lui reprocher un instant de langueur, une ombre de résistance dans ses études. Elle était toujours prête, toujours attentive. Sa compréhension, sa mémoire, la logique et te pénétration de son esprit tenaient du prodige. Elle me paraissait dépourvue d'enthousiasme et de sensibilité? mais elle avait un grand sens critique, un grand mépris pour le mal, une si haute probité d'instincts qu'elle ne comprenait pas que l'héro?sme par?t difficile et méritat de grandes louanges. J'osais à peine solliciter son admiration pour les grands caractères et les grandes actions; elle semblait me dire:
--Que trouvez-vous donc là d'étonnant? est-ce que vous ne seriez pas capable de ces choses si naturelles?
Ou bien:
--Me croyez-vous inférieure à ces hautes natures qui vous confondent?
Tant que l'on ne s'attaquait pas à son for intérieur, elle était calme, polie, délicate et charmante. Elle avait des prévenances irrésistibles, des louanges fines, des élans de tendresse apparente, et, si parfois elle était mécontente de moi, je ne m'en apercevais qu'à un redoublement de déférence et d'égards.
Comment gouverner, comment espérer de modifier une telle personne? J'avais lutté contre moi-même dans ma vie de revers et de douleur. Je ne m'étais jamais exercée à lutter contre les autres. Ce qui me consolait de mon impuissance, c'est que M. Dietrich, avec toute l'énergie acquise dans sa vie de travail et de calcul, n'avait pas plus de prise que moi sur les convictions de sa fille.
Ces convictions étaient fort mystérieuses, je ne réussissais pas à m'en emparer, tant elles étaient contradictoires. à l'heure qu'il est, je ne saurais dire encore si le désordre de ses assertions sur elle-même tenait à l'incertitude où flotte une vive intelligence en voie d'éclosion trop rapide, ou bien simplement au besoin de prendre le contre-pied de ce qu'on voulait lui persuader. Cette grande logique qu'elle portait dans l'étude disparaissait de son caractère dans l'application. Elle avait des go?ts
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