présence de Foma et
inopinément jeté dans le tourbillon des plus graves événements qui se soient jamais
passés dans le bienheureux village de Stépantchikovo. J'aurai ainsi terminé mon
introduction et pourrai commencer mon récit.
Encore enfant, je restai seul au monde. Mon oncle me tint lieu de père et fit pour moi ce
que bien des pères ne font pas pour leur progéniture. Du premier jour que je passai dans
sa maison, je m'attachai à lui de tout mon coeur. J'avais alors dix ans et je me souviens
que nous nous comprîmes bien vite et que nous devînmes de vrais amis. Nous jouions
ensemble à la toupie; une fois, nous volâmes de complicité le bonnet d'une vieille dame,
notre parente, et nous attachâmes ce trophée à la queue d'un cerf-volant que je lançai dans
les nuages.
Beaucoup plus tard, en une bien courte rencontre avec mon oncle à Pétersbourg, je pus
achever l'étude de son caractère. Cette fois encore, je m'étais attaché à lui de toute
l'ardeur de ma jeunesse. Il avait quelque chose de franc, de noble, de doux, de gai et de
naïf à la fois qui lui attirait les sympathies et m'avait profondément impressionné.
Après ma sortie de l'Université, je restai quelques temps oisif à Pétersbourg et, comme il
arrive souvent aux blancs-becs, bien persuadé que j'allais sous peu accomplir quelque
chose de grandiose. Je ne tenais guère à quitter la capitale et n'entretenais avec mon oncle
qu'une correspondance assez rare, seulement lorsque j'avais à lui demander de l'argent
qu'il ne me refusait jamais. Venu pour affaires à Pétersbourg, l'un de ses serfs m'avait
appris qu'il se passait à Stépantchikovo des choses extraordinaires. Troublé par ces
nouvelles, j'écrivis plus souvent.
Mon oncle me répondit par des lettres étranges, obscures, où il ne m'entretenait que de
mes études et s'enorgueillissait par avance de mes futurs succès et puis, tout à coup, après
un assez long silence, je reçus une étonnant épître, très différente des précédentes,
bourrée de bizarres sous-entendus, de contradictions incompréhensibles au premier abord.
Il était évident qu'elle avait été écrite sous l'empire d'une extrême agitation.
Une seule chose y était claire, c'est que mon oncle me suppliait presque d'épouser au plus
vite son ancienne pupille, fille d'un pauvre fonctionnaire provincial nommé Éjévikine,
laquelle avait été fort bien élevée au compte de mon oncle dans un grand établissement
scolaire de Moscou et servait à ce moment d'institutrice à ses enfants. Elle était
malheureuse; je pouvais faire son bonheur en accomplissant une action généreuse; il
s'adressait à la noblesse de mon coeur et me promettait de doter la jeune fille, mais il
s'exprimait sur ce dernier point d'une façon extrêmement mystérieuse, et m'adjurait de
garder sur tout cela le plus absolu silence. Cette lettre me bouleversa.
Quel est le jeune homme qui ne se fût pas senti remué par une proposition aussi
romanesque? De plus, j'avais entendu dire que la jeune fille était fort jolie.
Je ne savais pas à quel parti m'arrêter, mais je répondis aussitôt à mon oncle que j'allais
partir sur-le-champ pour Stépantchikovo, car il m'avait envoyé sous le même pli les fonds
nécessaires à mon voyage, ce qui ne m'empêcha pas de rester encore quinze jours à
Pétersbourg dans l'indécision. C'est à ce moment que je fis la rencontre d'un ancien
camarade de régiment de mon oncle. En revenant du Caucase, cet officier s'était arrêté à
Stépantchikovo. C'était un homme d'un certain âge déjà, fort sensé et célibataire endurci.
Il me raconta avec indignation des choses dont je n'avais aucune connaissance. Foma
Fomitch et la générale avaient conçu le projet de marier le colonel avec une demoiselle
étrange, âgée, à moitié folle, qui possédait environ un demi million de roubles et dont la
biographie était quelque chose d'incroyable. La générale avait déjà réussi à lui persuader
qu'elles étaient parentes et à la faire loger dans la maison. Bien qu'au désespoir, mon
oncle finirait certainement par épouser le demi million. Cependant, les deux fortes têtes,
la générale et Foma avaient organisé une persécution contre cette malheureuse institutrice
sans défense et employaient tous leurs efforts à la faire partir, de peur que le colonel n'en
devint amoureux et peut-être même parce qu'il l'était déjà. Ces dernières paroles me
frappèrent, mais, à toutes mes questions sur le point de savoir si mon oncle était
réellement amoureux, mon interlocuteur ne put ou ne voulut pas me donner de réponse
précise et, d'une façon générale, il me raconta tout cela comme à contrecoeur, avec un
évident parti pris d'éviter les détails précis.
Cette rencontre me donna beaucoup à penser, car ce que j'apprenais était en contradiction
formelle avec la proposition qui m'était faite. Le temps pressant, je résolus de partir pour
Stépantchikovo, dans l'intention de réconforter mon oncle et même de le sauver, si
possible, c'est-à-dire de faire chasser Foma, d'empêcher
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