Cara | Page 9

Hector Malot
de deux heures
dix-huit minutes, et le conduire aussi vite que possible à Saint-Aubin.
Il écrivait ces derniers mots lorsque le sifflet de la machine annonça
l'arrivée à Mantes: avant l'arrêt complet du train, Léon sauta sur le quai
et courut au télégraphe; il n'avait que trois minutes.
En sortant du bureau, ses dépêches expédiées, il passa devant la
bibliothèque des chemins de fer, et ses yeux tombèrent par hasard sur
un paquet de journaux parmi lesquels se trouvait le Journal de Rouen.
Instantanément le souvenir lui revint qu'au temps où il passait une
partie de ses vacances chez son oncle, il lisait dans ce journal un
bulletin météorologique donnant l'heure des marées sur la côte. Il
acheta un numéro et, remonté dans son compartiment, il chercha
vivement ce bulletin; l'heure de la pleine mer allait lui dire si son oncle
pouvait être ou ne pas être sauvé par sa dépêche: la pleine mer était
annoncée pour six heures au Havre; par conséquent; c'était à midi
qu'avait lieu la basse mer, et c'était entre onze heures et une heure que
son oncle devait accomplir son suicide.
La dépêche arriverait-elle à temps?
Si elle arrivait avant que M. Haupois fût sorti, il était sauvé; si elle
arrivait après, il était perdu; sa vie dépendait donc du hasard.
Comme la plupart de ceux qui n'ont point eu encore le coeur brisé par
la perte d'une personne aimée, Léon repoussait l'idée de la mort pour
les siens; que ceux qui nous sont indifférents meurent, cela nous paraît
tout naturel, non ceux que nous aimons.

Et il aimait son oncle, bien qu'en ces derniers temps, par suite de la
rupture survenue entre les deux frères, il eût cessé de le voir. Pourquoi
son oncle et son père s'étaient-ils fâchés? Il le savait à peine. Ils avaient
eu de sérieuses raisons sans doute, aussi bonnes probablement pour l'un
que pour l'autre; mais pour lui il n'avait jamais voulu prendre parti dans
cette rupture, qui n'avait changé en rien les sentiments d'affectueuse
tendresse et de respect qu'il avait, dès son enfance, conçus pour cet
oncle si bon, si jeune de coeur, si prévenant, si indulgent pour les
jeunes gens dont il savait se faire le camarade et l'ami avec tant de
bonne grâce.
Et, entraîné par les souvenirs que la lecture de cette lettre venait de
réveiller en lui, il revint à ce temps de sa jeunesse.
Il retourna à Rouen et se retrouva dans cette petite maison du quai des
Curandiers où il avait eu tant de journées de gaieté et de liberté. Il la
revit avec sa parure de plantes grimpantes dont le feuillage jauni par les
premiers brouillards de septembre produisait de si curieux effets dans la
Seine, quand le soleil couchant les frappait de ses rayons obliques.
Devant ses yeux passa tout une flotte de grands navires arrivant de la
mer avec le flot; ceux-ci carguant leurs voiles et jetant l'ancre devant
l'île du Petit-Gay; ceux-là continuant leur route pour aller s'amarrer au
quai de la Bourse.
À son oreille retentit la voix claire de Madeleine comme au moment où
surprise par le sifflet d'un remorqueur ou du bateau de La Bouille, elle
appelait son cousin pour qu'il vînt avec elle au bord de la rivière; sans
l'attendre, elle courait jusqu'à l'extrémité de la berge, et quand le
remous des eaux soulevé par les roues du vapeur arrivait frangé
d'écume, elle se sauvait devant cette vague en poussant des petits cris
joyeux, ses cheveux dorés flottant au vent.
Le soir, quelques amis sonnaient à la porte verte; quand tous ceux qu'on
attendait étaient venus, le père prenait son violon, la fille s'asseyait au
piano et l'on faisait de la musique. Bien que Madeleine ne fût encore
qu'une enfant, elle chantait, parfois seule, parfois tenant sa partie dans
un ensemble où se trouvaient de véritables artistes auprès desquels elle
savait se faire applaudir; car elle était déjà très-bonne musicienne et sa

voix était charmante. Vers dix heures, ces amis s'en allaient, on les
reconduisait en suivant la rivière dont le courant miroitait sous les
reflets de la lune ou du gaz, et on ne les quittait que quand ils
s'embarquaient dans un de ces lourds bachots recouverts d'un carrosse
à peu près comme les gondoles de Venise, mais qui, pour le reste, ne
ressemblent pas plus aux barques légères de la lagune que le ciel bleu
de la reine de l'Adriatique ne ressemble au ciel brumeux de la capitale
de la Normandie.
Cette existence modeste et tranquille, dans laquelle les plaisirs
intellectuels occupaient une juste place, n'avait rien de la vie affairée
que ses parents menaient à Paris, et c'était justement pour cela qu'elle
avait eu tant de charmes pour lui: elle avait été une révélation et, par
suite, un sujet de rêverie et de
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