Cara | Page 4

Hector Malot
se voient plus; mais ils veulent peut-être se réconcilier; M. Armand
Haupois a une fille très jolie, mademoiselle Madeleine, que M. Léon
aimait beaucoup.
--Elle n'a pas le sou, votre fille très-jolie; cela m'est donc bien égal que
M. Léon l'ait aimée, car l'héritier de la maison Haupois-Daguillon
n'épousera jamais une femme pauvre; je suis tranquille de ce côté, les
parents feront bonne garde, ils ont d'autres idées, que je partage
d'ailleurs jusqu'à un certain point.

--Oh! alors....
--Est-ce que vous vous imaginez, mon cher, qu'un homme comme moi
aurait accepté M. Léon Haupois si j'avais admis la probabilité, la
possibilité d'un mariage prochain? Allons donc! Ce qu'il me faut, c'est
un garçon qui mène la vie de garçon; c'est une règle de conduite. Voilà
pourquoi je suis entré chez M. Léon; c'était un fils de bourgeois enrichi
et je m'étais imaginé qu'il irait bien: mais il m'a trompé.
--Il ne va donc pas?
Joseph haussa les épaules.
--Pas de femmes, hein? insista le garçon de bureau en clignant de l'oeil.
--Mon cher, les hommes ne sont pas ruinés par les femmes, ils le sont
par une; plusieurs femmes se neutralisent; une seule prend cette
influence décisive qui conduit aux folies.
--Eh bien, vous m'étonnez, car, à l'époque où M. Léon n'était encore
que collégien, je croyais qu'il irait bien, comme vous dites. Il venait
souvent le jeudi au magasin avec un de ses camarades, le fils Clergeau,
et, tout le temps qu'ils étaient là, ils restaient le nez écrasé contre les
vitres à regarder le défilé des voitures qui vont au Bois ou qui en
reviennent, et qui naturellement passent sous nos fenêtres. De ma place
je les entendais chuchoter, et ils ne parlaient que des cocottes à la mode;
ils savaient leur nom, leur histoire, avec qui elles étaient, et, en les
écoutant, je me disais à part moi: «Il faudra voir plus tard, ça promet.»
Je suis joliment surpris de m'être trompé. En tout cas, si j'ai raisonné
faux, pour le fils, j'ai tombé juste pour la fille.
--Mademoiselle Haupois-Daguillon s'occupait aussi des cocottes?
--Quelle bêtise! Comme son frère, mademoiselle Camille restait aussi
le nez collé contre les vitres, mais le défilé qu'elle regardait, c'était celui
des gens titrés. Tout ce qui avait un nom dans le grand monde parisien,
elle le connaissait; il n'y avait que ces gens-là qui l'intéressaient; elle
parlait de leur naissance; elle savait sur le bout du doigt leur parenté;

elle annonçait leur mariage, et alors comme pour le frère je me disais:
«Il faudra voir;» j'ai vu; elle a épousé un noble.
--Baronne Valentin, la belle affaire en vérité.
--Enfin elle a des armoiries, et la preuve c'est qu'on vient de lui finir à
la fabrique une garniture de boutons en or pour un de ses paletots, avec
sa couronne de baronne gravée sur chaque bouton; c'est très-joli.
--Ridicule de parvenu, mon cher, voilà tout; on fait porter ses armes par
ses valets, on ne les porte pas soi-même.
Un coup de sonnette interrompit cette conversation.

III
Lorsque Joseph entra dans la chambre de son maître, celui-ci était
debout, le dos appuyé contre un des chambranles de la fenêtre, occupé
à allumer une cigarette: les manches de la chemise de nuit retroussées,
le col rejeté de chaque côté de la poitrine, les cheveux ébouriffés, il
apparaissait, dans le cadre lumineux de la fenêtre, comme un grand et
beau garçon, au torse vigoureux, avec une tête aux traits réguliers,
harmonieux, aux yeux doux, à la physionomie ouverte et bienveillante.
--Une lettre pour monsieur, dit Joseph. L'adresse porte: «Personnelle et
pressée.»
--Donnez, dit-il nonchalamment.
Mais aussitôt qu'il eut jeté les yeux sur l'adresse, l'intérêt remplaça
l'indifférence.
--Vite une voiture, s'écria-t-il en jetant cette lettre sur la table, un cheval
qui marche bien; courez.
Comme Joseph se dirigeait vers la porte, son maître le rappela:

--Savez-vous à quelle heure part l'express pour Caen?
--À neuf heures.
--Quelle heure est-il présentement?
--Huit heures quarante.
--Allez vite; trouvez-moi un bon cheval; quand la voiture sera à la porte,
courez rue de Rivoli et mettez-moi dans un sac à main du linge pour
trois ou quatre jours, puis revenez en vous hâtant de manière à me
remettre ce sac.
Tout en donnant ces ordres d'une voix précipitée, il s'était mis à sa
toilette; en quelques minutes il fut habillé et prêt à partir.
Alors, sortant vivement de sa chambre, il passa dans les magasins et se
dirigea vers la caisse:
--Savourdin, je pars.
--C'est impossible. J'ai des signatures à vous demander.
--Vous vous arrangerez pour vous en passer.
Le vieux caissier leva au ciel ses deux bras par un geste désespéré, mais
Léon lui avait déjà tourné le dos.
--Monsieur Léon, cria le bonhomme, monsieur Léon, je vous en prie,
au nom du ciel....
Mais Léon avait gagné le
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