Cantique de Noël | Page 5

Charles Dickens
laissé arrêter dans les rues ivre et faisant un tapage infernal,
préparait tout dans son galetas pour le pouding du lendemain, tandis
que sa maigre moitié sortait, avec son maigre nourrisson dans les bras,
pour aller acheter à la boucherie le morceau de boeuf indispensable.
Cependant le brouillard redouble, le froid redouble! un froid vif, âpre,
pénétrant. Si le bon saint Dunstan avait seulement pincé le nez du
diable avec un temps pareil, au lieu de se servir de ses armes familières,
c'est pour le coup que le malin esprit n'aurait pas manqué de pousser
des hurlements. Le propriétaire d'un jeune nez, petit, rongé, mâché par
le froid affamé, comme les os sont rongés par les chiens, se baissa
devant le trou de la serrure de Scrooge pour le régaler d'un chant de
Noël; mais au premier mot de
_Dieu vous aide, mon gai monsieur!_ _Que rien ne trouble votre

coeur!_
Scrooge saisit sa règle avec un geste si énergique que le chanteur
s'enfuit épouvanté, abandonnant le trou de la serrure au brouillard et
aux frimas qui semblèrent s'y précipiter vers Scrooge par sympathie.
Enfin l'heure de fermer le comptoir arriva. Scrooge descendit de son
tabouret d'un air bourru, paraissant donner ainsi le signal tacite du
départ au commis qui attendait dans la citerne et qui, éteignant aussitôt
sa chandelle, mit son chapeau sur sa tête.
«Vous voudriez avoir toute la journée de demain, je suppose? dit
Scrooge.
-- Si cela vous convenait, monsieur.
-- Cela ne me convient nullement, et ce n'est point juste. Si je vous
retenais une demi-couronne pour ce jour-là, vous vous croiriez lésé, j'en
suis sûr.»
Le commis sourit légèrement.
«Et cependant, dit Scrooge, vous ne me regardez pas comme lésé, moi,
si je vous paye une journée pour ne rien faire.»
Le commis observa que cela n'arrivait qu'une fois l'an.
«Pauvre excuse pour mettre la main dans la poche d'un homme tous les
25 décembre, dit Scrooge en boutonnant sa redingote jusqu'au menton.
Mais je suppose qu'il vous faut la journée tout entière; tâchez au moins
de m'en dédommager en venant de bonne heure après- demain matin.»
Le commis le promit et Scrooge sortit en grommelant. Le comptoir fut
fermé en un clin d'oeil, et le commis, les deux bouts de son cache-nez
blanc pendant jusqu'au bas de sa veste (car il n'élevait pas ses
prétentions jusqu'à porter une redingote), se mit à glisser une vingtaine
de fois sur le trottoir de Cornhill, à la suite d'une bande de gamins, en
l'honneur de la veille de Noël, et, se dirigeant ensuite vers sa demeure à
Camden-Town, il y arriva toujours courant de toutes ses forces pour
jouer à colin- maillard.
Scrooge prit son triste dîner dans la triste taverne où il mangeait
d'ordinaire. Ayant lu tous les journaux et charmé le reste de la soirée en
parcourant son livre de comptes, il alla chez lui pour se coucher. Il
habitait un appartement occupé autrefois par feu son associé. C'était
une enfilade de chambres obscures qui faisaient partie d'un vieux
bâtiment sombre, situé à l'extrémité d'une ruelle où il avait si peu de
raison d'être, qu'on ne pouvait s'empêcher de croire qu'il était venu se

blottir là, un jour que, dans sa jeunesse, il jouait à cache-cache avec
d'autres maisons et ne s'était plus ensuite souvenu de son chemin. Il
était alors assez vieux et assez triste, car personne n'y habitait, excepté
Scrooge, tous les autres appartements étant loués pour servir de
comptoirs ou de bureaux. La cour était si obscure, que Scrooge
lui-même, quoiqu'il en connût parfaitement chaque pavé, fut obligé de
tâtonner avec les mains. Le brouillard et les frimas enveloppaient
tellement la vieille porte sombre de la maison, qu'il semblait que le
génie de l'hiver se tînt assis sur le seuil, absorbé dans ses tristes
méditations.
Le fait est qu'il n'y avait absolument rien de particulier dans le marteau
de la porte, sinon qu'il était trop gros: le fait est encore que Scrooge
l'avait vu soir et matin, chaque jour, depuis qu'il demeurait en ce lieu;
qu'en outre Scrooge possédait aussi peu de ce qu'on appelle imagination
qu'aucun habitant de la Cité de Londres, y compris même, je crains
d'être un peu téméraire, la corporation, les aldermen et les notables. Il
faut bien aussi se mettre dans l'esprit que Scrooge n'avait pas pensé une
seule fois à Marley, depuis qu'il avait, cette après-midi même, fait
mention de la mort de son ancien associé, laquelle remontait à sept ans.
Qu'on m'explique alors, si on le peut, comment il se fit que Scrooge, au
moment où il mit la clef dans la serrure, vit dans le marteau, sans avoir
prononcé de paroles magiques pour le transformer, non plus un marteau,
mais la figure de Marley.
Oui, vraiment, la figure de Marley! Ce n'était pas une ombre
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