CEtait ainsi... | Page 7

Cyriel Buysse
yeux se r��vulsaient; ses machoires serr��es pressaient le jus de chique qui lui coulait des l��vres en une mousse brunatre; ses poings tremblants se crispaient. On lui aspergeait le visage d'eau froide; on lui desserrait de force, souvent avec une lame de fer, les mains et les machoires; et, g��n��ralement, au bout de quelques minutes, il se relevait et reprenait son travail, un peu pale encore et fr��missant, avec des yeux inquiets et fuyants. Bient?t il n'y paraissait plus; apr��s s'��tre secou�� comme un chien qui sort de l'eau, il se calait la joue d'une nouvelle chique, puis s'absorbait dans son travail. Pendant le reste du jour, alors, il restait d'ordinaire un peu taciturne et comme mat��.
Ainsi s'alignait, dans la p��nombre et le vacarme, la lourde ��quipe des presses, avec les ��l��ments divers qui la composaient. C'��tait un petit monde �� part dans la fabrique; une sorte de r��publique avec ses lois et ses usages propres o��, malgr�� les sympathies et les antipathies personnelles, r��gnait un esprit de solidarit�� professionnelle qui pouvait prendre �� l'occasion un caract��re presque hostile �� l'��gard des autres ouvriers. Par exemple, les ?huiliers? n'��taient pas toujours fort aimables envers Pee, le meunier, que l'on voyait occup�� �� l'autre bout de l'atelier, aupr��s de ses meules grin?antes. Un peu jaloux de lui, ils ne supportaient pas tr��s bien cette esp��ce de pierrot sec, qui ��tait tout blanc de farine, alors qu'eux luisaient de graisse et d'huile. Ressentiment analogue �� l'��gard des deux charretiers, qui venaient l�� d��poser ou prendre leur chargement. Mais ils en voulaient surtout �� Bruun, le chauffeur, et �� Miel et Siesken, les deux aides aux meules verticales, qu'ils appelaient les ?cabris?. Pour eux, Bruun ��tait tout simplement un flemmard. Ils avaient la conviction intime qu'il n'en fichait pas une secousse, parce que, au fond, il n'avait rien �� faire. Une machine �� vapeur, voyons, ?a travaillait tout seul: son unique besogne consistait �� ne pas laisser s'��teindre le foyer; et pour le reste il pouvait flaner, espionner, poursuivre ?La Blanche? de ses assiduit��s d��go?tantes. On ne se g��nait pas, �� l'occasion, pour lui clouer le bec en lui disant son fait, ce qui donnait alors lieu �� des sc��nes violentes. Bl��me de rage concentr��e, Bruun se d��fendait, essayait de leur faire comprendre quel savoir, quelle responsabilit�� signifiait la conduite d'une machine �� vapeur. Mais ils lui riaient au nez; et ils le d��fiaient de prendre leur place �� l'une des presses et de fabriquer un tourteau de colza ou de lin pr��sentable. Pee quittait ses moulins �� farine pour se m��ler �� la dispute; et, �� leur tour, arrivaient les ?cabris? demander en ricanant aux ?huiliers? s'ils seraient capables de les remplacer au gros travail des meules �� broyer. Siesken, l'a?n�� des deux ?cabris?, ��tait le plus vindicatif, avec sa dr?le de face poupine �� barbe blonde et ses yeux tr��s bleus, qui luisaient d'un ��clat froid de porcelaine. D'une rare insolence, la discussion avec lui d��g��n��rait tr��s vite en rixe, ce qui tournait presque toujours au d��savantage de Siesken, qui n'��tait gu��re de taille �� se mesurer avec des bougres comme Berzeel, Free ou Leo.
Avec Miel, le second ?cabri?, on s'y prenait d'une autre fa?on. Miel ��tait le fils de Bruun et, par cela seul, d��j�� antipathique �� presque tout le monde; mais, en outre, il ��tait b��gue et d'une stupidit�� telle qu'il ��tait presque impossible de ne pas se payer sa t��te. Quelque chose d'��norme, d'incroyable, cette stupidit�� de Miel. Rien qu'�� le regarder, on ��clatait de rire. Il avait un doigt de front sous une calotte de cheveux drus, et deux petits yeux idiots, trop rapproch��s du nez, ce qui donnait l'impression constante qu'il louchait. On pouvait lui faire avaler les bourdes les plus invraisemblables; mais lui-m��me parlait tr��s peu, probablement parce que la fonction c��r��brale chez lui ��tait r��duite �� sa plus simple expression. Une des blagues courantes consistait �� lui parler du temps qu'il ��tait au service militaire. Jamais il n'avait pu dire au juste �� quelle arme il appartenait, ni dans quelle ville il avait ��t�� en garnison. On lui faisait subir un petit interrogatoire:
--Dis donc, Miel, �� quel r��giment ��tais-tu?
--Ah ... aah ... dans ... l'infanterie, sais-tu...., b��gayait Miel, toujours candide et sans malice.
--Oui, mais ... dans quel pays, Miel?
--Ah ... aah ... ?a ��tait loin d'ici, sais-tu....
--Et quelle langue est-ce qu'on parlait l��-bas, Miel?
--Ah ... aah ... ?a je ne comprenais pas, sais-tu....
Un silence. On lui jetait des coups d'oeil en ricanant. Alors, l'un ou l'autre, g��n��ralement Leo ou Free, s'approchait de lui, le regardait bien en face et brusquement lui lachait en plein visage: ?Esp��ce de veau!?
Interloqu��, Miel se reculait; et, apr��s vingt r��p��titions de la m��me farce, ne comprenant pas encore qu'on se payait sa t��te, il r��pondait:
--Ah ... aah ... pourquoi

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