CEtait ainsi... | Page 9

Cyriel Buysse
à se marier. Et elle aussi, comme Natse, habitait avec son

frère, qui était garçon de ferme; et le même effroi de l'avenir, qui
torturait Natse, les hantait: l'hospice des vieillards!
Il y avait ensuite Lotje, personne ronde comme un tonnelet et dodue
comme une pelote. A la voir pour la première fois on eût certainement
cru qu'elle devait trop bien manger et boire. Luxe interdit, hélas! à
Lotje, la pauvre! Son embonpoint était maladif. Tout, chez elle, tournait
en graisse, une graisse adipeuse et malsaine.
Elle était agréable de visage, avec ses yeux expressifs et sa bouche
souriante. Sourire auquel, par malheur, il manquait des dents: souvenir
des coups qu'elle avait reçus de son père, lorsque, à peine âgée de
dix-huit ans, elle s'était laissée séduire par un galant. Un enfant lui était
né, et, depuis lors, Lotje avait vécu pour ainsi dire en marge de la vie
normale. Elle n'avait cessé de sentir peser sur elle cette faute première
et unique, et il lui en resta à jamais un obscur frémissement de honte;
en toute chose elle devint humble et discrète, se contentant d'un tout
petit peu de joie et de bonheur, qu'elle ne parvenait pas toujours à
s'assurer. Elle vivait avec sa vieille mère et sa fillette et à elles trois,
avaient bien de la peine à joindre les deux bouts.
Après Lotje, Zulma, «La Blanche». Elle avait une jolie taille, mais,
pour le reste, offrait la laideur navrante d'une déshéritée: petits yeux
chassieux et rougeâtres, cheveux blancs, sourcils blancs, cils blancs,
teint blanchâtre sans couleur. D'un caractère craintif et timide, il
semblait y avoir dans son être intime des abîmes de mélancolie. Elle
parlait peu et riait rarement, comme pour éloigner d'elle toute attention.
Les hommes lui causaient une peur extrême et tout le monde avait été
ébahi le jour où l'on avait appris ses relations avec Poeteken. Peut-être
se croyait-elle plus en sûreté auprès du faible Poeteken. Un avorton
comme lui serait moins moqueur que les grands et les forts. Peut-être
aussi était-ce la force du contraste: l'attrait irrésistible de tout ce blanc
pour tout ce noir. On en jasait dans la fabrique et elle en était toute
bouleversée. Elle évitait autant que possible le contact des autres
hommes; et pour Bruun, le chauffeur, qui la harcelait sans cesse de ses
propositions ignobles, elle éprouvait une aversion et une terreur
indicibles. En plus du ravaudage des sacs sa besogne consistait à garnir

et allumer les lampes à pétrole et à faire le lit au-dessus de l'écurie, où
couchait à tour de rôle un des charretiers. Trente ans et orpheline. Elle
habitait en pension chez des bigotes, deux petites vieilles qui tenaient
une méchante boutique de mercerie et bonbons, dans une ruelle du
village.
A côté de «La Blanche» était assise Sidonie. C'était la beauté de la
fabrique. Elle avait vingt ans, des joues vermeilles, d'admirables
cheveux châtains et des yeux à la fois très doux et pleins de vie. Cette
beauté et cette fraîcheur étonnaient comme un miracle dans
l'oppressante claustration de la fabrique. On eût dit une belle fleur saine
dans une sombre cave.
M. de Beule avait longtemps hésité avant de l'accepter à l'usine. «C'est
une petite demoiselle», avait-il dit avec mauvaise humeur à sa femme,
lorsque la jeune fille était venue se présenter. Mais Sidonie possédait
l'appui d'une amie de Mme de Beule et cette circonstance avait à la fin,
non sans peine, fait pencher la balance en sa faveur.
Sidonie, en effet, faisait l'impression d'une personne élégante au milieu
de ces femmes flétries par le labeur. Elle y apparaissait comme un objet
de luxe, une jolie chose dépaysée. Les autres la jalousaient un peu.
Elles en voulaient à sa jeunesse, à sa fraîcheur, à ce soupçon de
coquetterie, dont elle aimait à se parer.
Elle ne portait jamais l'accoutrement terreux et sale de toutes les autres;
dans sa mise, il y avait toujours un rien qui la distinguait: un bout de
ruban, un noeud, une couleur, qui mettait une note vivante, qui souriait.
Cela offusquait les autres. Elles l'excluaient parfois de leurs
confidences, avaient pour elle de vagues secrets, à mots couverts
parlaient d'histoires, sans qu'elle fût au courant. Elles la traitaient à part,
sans hostilité formelle, mais aussi sans aménité; et les hommes, qui la
détestaient franchement, sans doute parce qu'ils n'avaient aucun succès
auprès d'elle, parfois l'appelaient «madame», en ricanant.
Madame...! Il y avait encore une autre raison à ce titre qu'ils lui
donnaient; et c'était surtout cette raison-là qui excitait la colère sourde,
la jalousie et le mépris des autres femmes.

C'était à cause de M. Triphon, le fils de M. de Beule ... Chaque jour, M.
Triphon, ainsi que son père, faisait des rondes dans la fabrique, pour
contrôler l'ouvrage, et ne manquait jamais d'aller jusqu'à «la fosse aux
femmes»,
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