CEtait ainsi... | Page 8

Cyriel Buysse
Alors, l'un ou
l'autre, généralement Leo ou Free, s'approchait de lui, le regardait bien
en face et brusquement lui lâchait en plein visage: «Espèce de veau!»
Interloqué, Miel se reculait; et, après vingt répétitions de la même farce,
ne comprenant pas encore qu'on se payait sa tête, il répondait:
--Ah ... aah ... pourquoi me le demandez-vous donc?

III
A l'autre bout de la fabrique, assez loin de la «fosse aux hommes» et
séparé par une cour intérieure, se trouvait, dans un bâtiment à part,
l'atelier des femmes. Elles étaient six et, du matin au soir, ne faisaient

autre chose que coudre et réparer des sacs.
Natse était la plus âgée. Elle devait être très très vieille, mais nul ne
connaissait exactement son âge, qu'elle-même ignorait. On avait
commis une erreur, à l'état civil du village, à «l'époque française». Elle
avait eu une soeur, plus jeune ou plus âgée qu'elle (Natse ne savait pas
au juste), morte en bas-âge, et qui portait le même prénom. D'où
confusion et erreur. Jamais on ne put savoir avec certitude si Natse était
portée comme morte ou comme vivante sur les registres.
N'importe, la Natse vivante devait avoir été bien belle dans sa jeunesse.
Aujourd'hui encore, malgré son grand âge, elle avait conservé des traits
d'une finesse et d'une pureté remarquables, à peine ravagés par les
profondes rides des années. Le nez avait gardé une ligne tout à fait
gracieuse, les sourcils s'arquaient sans défaillance, et les dents étaient
restées absolument intactes. Natse répétait avec complaisance qu'elle
n'avait jamais su ce qu'était le mal de dents. Mais le corps était tout
ratatiné. Là, les années de dur travail avaient accompli leur oeuvre.
Tant que Natse demeurait assise on ne s'en apercevait guère, mais dès
qu'elle se mettait debout et commençait à marcher, on eût dit d'un
bateau qui penche et louvoie. Ses compagnes, les jeunes surtout, s'en
moquaient parfois, ce dont Natse était très vexée. «Lorsque vous aurez
mon âge, vous aussi marcherez de travers», bougonnait-elle. Mais
aussitôt qu'elle entamait ce chapitre, les autres l'agaçaient de plus belle.
L'incertitude de Natse touchant son âge offrait matière aux plaisanteries,
qui allaient leur train:
--Mais enfin, Natse, quel âge as-tu au juste? demandaient-elles en
ricanant.
--L'âge que le bon Dieu m'a donné, répondait Natse d'un air pincé et
péremptoire.
Certains jours, les autres s'en tenaient là. Parfois, au contraire, elles
s'amusaient à la pousser:
--Oui ... l'âge que le bon Dieu t'a donné...; tout ça c'est bel et bien,
Natse; mais n'est-ce pas à ta soeur plutôt? En somme, tu ne sais pas au

juste si tu es vivante ou morte!
--Vous êtes des chipies! grondait Natse; outrée.
Et elle fondait en larmes. Elle pleurait beaucoup, pour la moindre chose
et, souvent, sans raison aucune. Elle pleurait parce que la vie pour elle
était si dure; elle pleurait parce qu'elle était si pauvre; elle pleurait parce
qu'elle était si vieille, et aussi parce qu'elle ne savait pas au juste à quel
point elle était vieille. C'était stupide et odieux, de la part des autres, de
prétendre qu'elle ne pouvait pas savoir si elle était vivante ou morte;
elles ne le disaient que pour la tourmenter, elle le comprenait fort bien;
et, pourtant, cette sotte idée la chagrinait, l'obsédait, la rendait parfois
très malheureuse. Elle habitait seule avec son vieux frère infirme dans
une toute petite bicoque que lui louait M. de Beule; en dehors de son
travail à la fabrique, elle avait encore à s'occuper de lui. C'était bien dur.
C'était presque au-dessus de ses forces. Elle le faisait néanmoins, tant
bien que mal, pour ne pas l'abandonner à des étrangers, et surtout ne
pas devoir l'envoyer à l'hospice des vieillards, qui était l'épouvante de
toute leur vie.
Après Natse venait Mietje Compostello. Sa lointaine origine espagnole
se trahissait dans toute son apparence. Elle avait la peau bistrée, les
cheveux noirs, les sourcils épais et des yeux comme du velours. De très
vieilles personnes, qui avaient connu sa grand-mère, affirmaient que
celle-ci était noire comme une Mauresque. Mietje avait une voix sourde
et caverneuse et parlait toujours très lentement, comme si les mots ne
s'échappaient qu'avec effort de ses lèvres bleuâtres. Ce qu'elle disait
d'ailleurs était rarement enjoué ou frivole. Mietje était une nature
chagrine et pessimiste qui prédisait souvent des calamités prêtes à
fondre sur ce monde perverti. Elle était très dévote, d'une intolérance
presque fanatique et parlait volontiers du Petit Homme de Là-Haut, qui
ne manquerait pas de châtier les pécheurs et les pécheresses. Mietje eût
été bien surprise et indignée si quelqu'un lui avait dit qu'il était profane
de parler aussi familièrement du bon Dieu. Dans sa pensée, elle
vulgarisait l'image du Seigneur, uniquement pour le rendre plus visible
et, pour ainsi dire, palpable. Mietje était âgée de soixante ans et n'avait
jamais songé
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