réalité
pour recommencer à boire dans les caboulots des abords de l'église.
Comme il avait l'alcool mauvais, il cherchait noise, se battait, ne
rentrait ni pour le repas de midi, ni pour celui du soir; et généralement
il fallait que sa soeur allât le chercher de nuit dans les assommoirs et
s'estimât heureuse lorsqu'elle parvenait, avec des peines inouïes, à le
ramener enfin sous leur toit. Il y cuvait sa saoulerie dans un sommeil de
brute pendant dix à douze heures, si bien qu'il n'était pas à son ouvrage
à la fabrique le lundi matin; le plus souvent il n'y revenait qu'au cours
de l'après-midi, et parfois même le mardi matin, la face tuméfiée, les
yeux lui sortant de la tête, puant le genièvre à dix mètres,
méconnaissable, au point qu'on eût dit un autre homme. M. de Beule et
son fils roulaient alors des yeux terribles, mais sans trop oser lui en dire;
Berzeel, de son côté, l'oreille basse, la mine honteuse, cherchait une
vague excuse, promettait de ne plus recommencer. Il se mettait à
l'ouvrage et toute la semaine travaillait en bête de somme; et, le samedi
suivant, on voyait d'avance s'allumer dans ses yeux la lueur folle de
nouvelles orgies.
Aux presses, à côté de Berzeel, se trouvait Pierken, son frère. Pierken
ne ressemblait en rien à Berzeel; jamais on ne se serait douté qu'ils
étaient frères. Pierken était petit, rond et gras, avec des joues poupines
et roses, luisantes comme des pommes mûres. Il ne buvait jamais
d'alcool, sauf la traditionnelle goutte du matin et celle du soir apportées
par la vieille Sefietje. Il faisait des économies. Le dimanche, au lieu
d'aller au cabaret comme Berzeel, il restait bien tranquillement chez lui,
à lire son petit journal d'un sou. Il y puisait une forte dose de
connaissances et de sagesse; peu à peu, sans qu'il s'en rendît bien
compte, se développait en lui une intelligence rudimentaire des grandes
questions sociales touchant les rapports entre le Capital et le Travail.
Cela le troublait profondément, le rendait parfois inquiet et mécontent.
Il apportait la petite feuille à la fabrique; pendant le repos du matin et
de l'après-midi, il en lisait à haute voix des passages aux autres ouvriers
et leur demandait ce qu'ils en pensaient. En lui vivait une conscience
obscure d'injustice subie, de duperie; le sentiment aigu que lui, et aussi
les autres, ne recevaient pas l'équivalent de ce qu'ils produisaient par
leur travail. Pourquoi était-ce ainsi? Et pourquoi devrait-il en être ainsi,
toujours? Pourquoi M. de Beule et son fils, qui travaillaient seulement
lorsqu'il leur plaisait de travailler, pouvaient-ils vivre dans le luxe et
l'abondance, alors qu'eux, les pauvres bougres, devaient trimer chaque
jour, du matin au soir, toute leur vie, sans aucun espoir de gagner
jamais autre chose que leur misérable pain quotidien? Ce problème
accablant, que Pierken ruminait constamment, le rendait bien souvent
morose et triste. Cela ne se traduisait pas en mauvais vouloir ni esprit
de révolte; mais Pierken était mécontent, toujours et en toute chose
mécontent de son sort; et il s'acquittait de son travail uniquement par
contrainte, sans la moindre satisfaction ni joie. Pour rien au monde il ne
serait resté à son établi une minute de plus qu'il n'était strictement
nécessaire. Le samedi, lorsqu'il recevait sa paye, à peine grommelait-il
un sourd merci, estimant que c'étaient plutôt les maîtres qui avaient à le
remercier, en raison de la valeur considérable qu'il leur avait fournie en
travail, pour la misère qu'ils lui donnaient en retour. M. de Beule et M.
Triphon, son fils, n'aimaient pas du tout Pierken et plus d'une fois il
avait été question de le renvoyer. Ils hésitaient encore par égard pour
Berzeel, qui était un excellent ouvrier quand il n'avait pas bu; mais M.
de Beule lui avait défendu sur un ton péremptoire d'apporter à la
fabrique ce sale petit canard et d'en lire des passages à haute voix
pendant les repos du matin et de l'après-midi.
Auprès de Pierken se trouvait Leo. Agé de quarante ans, Leo était trapu,
râblé et fort comme un petit taureau. Parfois, durant des demi-journées,
il se renfermait dans un mutisme concentré et morose, pour en sortir
brusquement, en une explosion de cris, de rires, d'exclamations, dont
toute la fabrique retentissait. Lorsqu'il était dans un de ces moments de
capricieux silence, il valait mieux le laisser à sa lubie, sinon on avait
bien vite maille à partir avec lui; et lorsqu'il était dans une de ses heures
folles, il était préférable de s'écarter de son chemin, car il vous aurait
renversé, rien que pour le plaisir de vous voir par terre et de danser la
gigue autour de vous. En réalité, de tous les ouvriers de la fabrique, il
était le plus fort, le meilleur, le plus agile et le plus endurant. Et,
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