CEtait ainsi... | Page 3

Cyriel Buysse
la sonnette de délivrance, qui marquait le bout de
l'interminable journée de labeur.
Progressivement, le moteur ralentissait sa marche. Les pilons
immobilisés restaient suspendus à des câbles solides; le ronron des
engrenages s'assourdissait; les courroies diligentes qui tout le jour
avaient volé comme des oiseaux nocturnes sur les poulies luisantes,
s'arrêtaient avec un craquement collant, en une tension dernière. Les
boules du régulateur se repliaient sur leurs axes; le monstrueux volant
se figeait contre le mur; le robinet de vapeur, dans un dernier soupir,
rendait l'âme. En hâte on éteignait les lampes; et, dans un flic-floc de
sabots, leur gamelle et leur bissac à la main, les ouvriers rentraient au
logis.
Resté le dernier, le chauffeur, à grandes pelletées de charbon mouillé et
de cendre, couvrait le foyer des chaudières et s'en allait fermer les
portes.
La journée de travail était finie.

II
Régulièrement, neuf hommes étaient occupés dans l'huilerie et la
minoterie. Bruun, le chauffeur, se considérait un peu comme leur chef.
C'était un homme entre deux âges, aux traits fins et à la belle barbe
noire. Assez bon mécanicien, il était intelligent et débrouillard, mais il
avait un caractère hargneux, difficile; cause de grabuge, parfois, parmi
les autres ouvriers. Méfiant envers tout le monde, il avait la mauvaise
habitude d'écouter aux portes et d'épier par le trou des serrures. Avec
cela fort envieux et d'un tempérament très amoureux; quoique marié, la
terreur des ouvrières, principalement de Zulma, surnommée «La
Blanche», qu'il excédait de ses assiduités.

Par ordre d'importance venait ensuite Berzeel, le plus âgé des
«huiliers». Au fond, toute l'importance de Berzeel, c'était d'avoir été le
premier ouvrier embauché par M. de Beule. Un petit bougre d'une
cinquantaine d'années, la mine insolente et infirme d'une jambe, qu'il
levait haut à chaque pas, comme s'il franchissait un obstacle. Cette
patte folle, comme disaient les autres, était le résultat d'une rixe
violente au couteau, où Berzeel, jadis, avait mordu la poussière. Le soir
d'un dimanche, on l'avait ramassé, ainsi arrangé, à moitié mort, devant
un cabaret. De mémoire d'homme Berzeel avait toujours été un
farouche batailleur. Doux comme un agneau et diligent comme pas un,
tant qu'il était à jeun et n'avait pas un sou en poche, il travaillait toute la
semaine sans presque lever les yeux ni prononcer un mot; mais à peine
avait-il touché sa paye du samedi et échangé ses frusques de misère
contre le beau costume du dimanche, qu'il devenait soudain un autre
homme, un diable incarné, en vérité. En semaine il logeait avec son
frère chez un des petits locataires de M. de Beule; mais son domicile
était à un autre village, assez éloigné de la fabrique, et c'était là qu'il se
rendait chaque samedi, pour y finir la semaine.
Ce jour-là il avait la permission de quitter la fabrique quelques heures
avant les autres ouvriers. Il partait à pied, pipe au bec, bâton à la main,
casquette sur l'oreille, par les belles campagnes amples et luxuriantes. Il
avait le sourire, ses yeux brillaient, il lançait un jet de salive à droite, à
gauche, comme s'il y eût eu en lui surabondance de sève. C'était
délicieux d'aise, de liberté, de légèreté après cette longue semaine de
sombre emprisonnement dans la «fosse»; mais la route était longue et
la patte folle vite lasse; aussi, pour ne pas aller trop loin d'une seule
traite, s'arrêtait-il bientôt devant un petit cabaret, où il entrait prendre
une goutte et quelques minutes de repos. Il avait son argent en poche; il
le sentait dans son gousset comme une présence chaude et vivante.
Pour qui donc aurait-il en besoin de se gêner? il sirotait sa goutte; et,
comme c'était bien bon, il en prenait encore une; et parfois une
troisième, jusqu'à ce qu'il fût complètement retapé. Alors il partait, avec
la ferme intention de ne plus s'arrêter avant son cher village. Mais, en
route, la patte folle se fatiguait de nouveau; et puis, il y avait là, le long
du chemin, d'autres petits caboulots dont il connaissait trop bien les
gens, qui le prendraient en mauvaise part, s'il passait sans entrer: bref,

d'un cabaret dans l'autre, il se saoulait abominablement, au point de
s'effondrer devant une porte ou sous une table. Dès lors, il n'était plus
question de marcher. On le ramassait; on attendait le passage d'un
camion ou d'une carriole; on le hissait dans le véhicule; et c'était ainsi
qu'il arrivait chez lui, inerte, tel un colis qui, après des péripéties
variées, parvient finalement à destination.
Même s'il pouvait dormir, le sommeil, non plus que le repos dominical,
ne parvenaient à le dessoûler. Au contraire. L'énorme quantité d'alcool
qu'il avait absorbée continuait de bouillonner et fermenter en lui;
malgré les supplications de sa soeur, avec laquelle il demeurait, de
grand matin il repartait, soi-disant pour aller à la messe, mais en
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