Bruges-la-morte | Page 3

Georges Rodenbach
seul, il s'��tait ressouvenu de Bruges et avait eu l'intuition instantan��e qu'il fallait s'y fixer d��sormais. Une ��quation myst��rieuse s'��tablissait. �� l'��pouse morte devait correspondre une ville morte. Son grand deuil exigeait un tel d��cor. La vie ne lui serait supportable qu'ici. Il y ��tait venu d'instinct. Que le monde, ailleurs, s'agite, bruisse, allume ses f��tes, tresse ses mille rumeurs. Il avait besoin de silence infini et d'une existence si monotone qu'elle ne lui donnerait presque plus la sensation de vivre.
Autour des douleurs physiques, pourquoi faut-il se taire, ��touffer les pas dans une chambre de malade? Pourquoi les bruits, pourquoi les voix semblent-ils d��ranger la charpie et rouvrir la plaie?
Aux souffrances morales, le bruit aussi fait mal.
Dans l'atmosph��re muette des eaux et des rues inanim��es, Hugues avait moins senti la souffrance de son coeur, il avait pens�� plus doucement �� la morte. Il l'avait mieux revue, mieux entendue, retrouvant au fil des canaux son visage d'Oph��lie en all��e, ��coutant sa voix dans la chanson gr��le et lointaine des carillons.
La ville, elle aussi, aim��e et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets. Bruges ��tait sa morte. Et sa morte ��tait Bruges. Tout s'unifiait en une destin��e pareille. C'��tait Bruges-la-Morte, elle-m��me mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les art��res froidies de ses canaux, quand avait cess�� d'y battre la grande pulsation de la mer.
Ce soir-l��, plus que jamais, tandis qu'il cheminait au hasard, le noir souvenir le hanta, ��mergea de dessous les ponts o�� pleurent les visages de sources invisibles. Une impression mortuaire ��manait des logis clos, des vitres comme des yeux brouill��s d'agonie, des pignons d��calquant dans l'eau des escaliers de cr��pe. Il longea le Quai Vert, le Quai du Miroir, s'��loigna vers le Pont du Moulin, les banlieues tristes bord��es de peupliers. Et partout, sur sa t��te, l'��gouttement froid, les petites notes sal��es des cloches de paroisse, projet��es comme d'un goupillon pour quelque absoute.
Dans cette solitude du soir et de l'automne, o�� le vent balayait les derni��res feuilles, il ��prouva plus que jamais le d��sir d'avoir fini sa vie et l'impatience du tombeau. Il semblait qu'une ombre s'allongeat des tours sur son ame; qu'un conseil v?nt des vieux murs jusqu'�� lui; qu'une voix chuchotante montat de l'eau-- l'eau s'en venant au-devant de lui, comme elle vint au-devant d'Oph��lie, ainsi que le racontent les fossoyeurs de Shakespeare.
Plus d'une fois d��j�� il s'��tait senti circonvenu ainsi. Il avait entendu la lente persuasion des pierres; il avait vraiment surpris l'ordre des choses de ne pas survivre �� la mort d'alentour.
Et il avait song�� �� se tuer, s��rieusement et longtemps. Ah! cette femme, comme il l'avait ador��e! Ses yeux encore sur lui! Et sa voix qu'il poursuivait toujours, enfouie au bout de l'horizon, si loin! Qu'avait-elle donc, cette femme, pour se l'��tre attach�� tout, et l'avoir d��pris du monde entier, depuis qu'elle ��tait disparue. Il y a donc des amours pareils �� ces fruits de la Mer Morte qui ne vous laissent �� la bouche qu'un go?t de cendre imp��rissable!
S'il avait r��sist�� �� ses id��es fixes de suicide, c'est encore pour elle. Son fond d'enfance religieuse lui ��tait remont�� avec la lie de sa douleur. Mystique, il esp��rait que le n��ant n'��tait pas l'aboutissement de la vie et qu'il la reverrait un jour. La religion lui d��fendait la mort volontaire. C'e?t ��t�� s'exiler du sein de Dieu et s'?ter la vague possibilit�� de la revoir.
Il v��cut donc; il pria m��me, trouvant un baume �� se l'imaginer, l'attendant, dans les jardins d'on ne sait quel ciel; �� r��ver d'elle, dans les ��glises, au bruit de l'orgue.
Ce soir-l��, il entra, en passant, dans l'��glise Notre-Dame o�� il se plaisait �� venir souvent, �� cause de son caract��re mortuaire: partout, sur les parois, sur le sol, des dalles tumulaires avec des t��tes de mort, des noms ��br��ch��s, des inscriptions rong��es aussi comme des l��vres de pierre... La mort elle-m��me ici effac��e par la mort.
Mais, tout �� c?t��, le n��ant de la vie s'��clairait par la constante vision de l'amour se perp��tuant dans la mort, et c'est pour cela que Hugues venait souvent en p��lerinage �� cette ��glise: c'��taient les tombeaux c��l��bres de Charles le T��m��raire et de Marie de Bourgogne, au fond d'une chapelle lat��rale. Comme ils ��taient ��mouvants! Elle surtout, la douce princesse, les doigts juxtapos��s, la t��te sur un coussin, en robe de cuivre, les pieds appuy��s �� un chien symbolisant la fid��lit��, toute rigide sur l'entablement du sarcophage. Ainsi sa morte reposait �� jamais sur son ame noire. Et le temps viendrait aussi o�� il s'allongerait �� son tour comme le duc Charles et reposerait aupr��s d'elle. Sommeil c?te �� c?te, bon refuge de la mort, si l'espoir chr��tien ne devait point se r��aliser pour eux et les joindre.
Hugues sortit de Notre-Dame plus triste que jamais. Il s'orienta du c?t��
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