à mon tour de contempler
ce prodige, je me suis avancée sous prétexte d'offrir du thé, et un
conseiller d'État, qui est son oncle, a eu la discrétion de se retirer et de
nous ménager un tête-à-tête dans l'embrasure d'une fenêtre.
«Claudie, c'est à n'y pas croire: il parle encore mieux qu'il n'écoute. Il
est d'un naturel parfait, il ne s'échauffe pas, il ne gesticule pas, il ne
cherche pas ses phrases, il ne s'efforce pas d'avoir de l'esprit et il en a, il
ne se moque ni des présents ni des absents, il ne discute jamais, il ne
cite personne, d'un mot il dit une histoire, il n'interrompt jamais et il se
laisse interrompre; je ne crois pas qu'il ait du génie, bien que mon père
assure qu'il est l'un des trois premiers avocats de Paris, mais c'est
l'homme le plus aimable que j'aie jamais vu.
À ce mot tu vas rire, et je t'entends déjà. L'homme le plus aimable ne
tardera guère à être le plus aimé. Mademoiselle, vous pourriez vous
tromper. Il est très-aimable, je l'avoue, mais ce n'est pas mon idéal. Tu
entends bien ce que je veux dire, toi qui cherches encore cet idéal et qui
le cherchais dès la pension, tantôt dans le maître de chant, tantôt dans le
maître d'italien. Mon idéal, c'est le beau Ténébreux, c'est Amadis de
Gaule sur la Roche-Pauvre, c'est je ne sais quoi de mystérieux,
d'héroïque, d'incompréhensible, qu'un avocat ne saurait avoir. As-tu vu
quelque part l'histoire du premier roi de Portugal? C'était un brave
gentilhomme, aimé des dames, et que sa maîtresse voulut obliger de lui
conquérir un royaume.--N'est-ce que cela? dit-il en montant à cheval,
eh! je vous en donnerai, s'il le faut, une demi-douzaine.--Il partit pour
l'Espagne, et tua tant de Sarrasins que ceux qui restaient, pour obtenir
quelque répit, lui offrirent le Portugal, dont il fit, ma foi, présent à sa
dame comme il l'avait promis. Voilà un homme! Mais ceux
d'aujourd'hui ne savent que s'injurier de vive voix ou par écrit, suivant
leur profession.
«Pour revenir au sieur Brancas, qui ne conquerra jamais rien, si ce n'est
peut-être le droit de s'asseoir avec quatre ou cinq cents bavards, dans
une grande salle assez mal bâtie qui est au bout du pont de la Concorde,
nous avons causé de toutes sortes de choses, et d'abord de voyages. J'ai
déclaré, non sans quelque fierté, que j'avais vu la cataracte du Niagara.
Cette nouvelle a paru lui faire grand plaisir. Espère-t-il, le voyage étant
fait, n'avoir pas à le recommencer, ou bien a-t-il admiré mon intrépidité?
Ce point est encore indécis.
«Du Niagara nous passâmes au Rhin, et du Rhin aux Alpes et à la
poésie. Ma chère, croirais-tu qu'il ne lit jamais les poëtes? C'est à faire
frémir; on n'est pas avocat à ce point. Monsieur s'excusa sur ce qu'il est
hégelien. Hégel! Qui est cette bête-là? Tu as vu sans doute des loups,
des ours, des renards et des éléphants blancs; mais peut-être n'as-tu
jamais vu des hégeliens. Ma chère, rien n'est plus joli. Vois un peu:
Tout ce qui est rationnel est réel; tout ce qui est réel est rationnel.
Exemple: Tu n'as jamais vu d'homme à trois têtes, mais tu as l'idée d'un
homme et d'une tête et par conséquent de deux et de trois têtes. Or, tout
ce qui est rationnel est réel; donc l'homme à trois têtes, à cent têtes, à
trente mille têtes existe, et s'il n'existe pas, c'est la faute de la
Providence, de la nature ou de n'importe qui; n'est-ce pas clair? Eh bien,
ma chère, il m'a débité cela couramment, sans broncher, comme un
hégelien qu'il est. De Victor Hugo, de Lamartine ou de Musset, pas un
mot. Messieurs les hégeliens ne se dérangent pas pour si peu. Oh! s'il
s'agissait d'objectif ou de subjectif, c'est une autre affaire. J'ai voulu
pousser celui-ci:
«Mais, monsieur, si toute idée rationnelle devient aussitôt une réalité,
vous avez assurément l'idée que vous pouvez mourir; donc vous êtes
mort?--Vous avez raison, m'a-t-il répondu avec gravité.... (Vis-tu
jamais, Claudie, un hégelien de cette force?) Tous les jours il se joue,
dans le fond de mon âme, des symphonies aussi réelles et mille fois
plus belles qu'aucune symphonie de Beethoven. J'en ai l'idée, donc je
les entends quand il me plaît et sans crainte de devenir jamais sourd. De
même en amour: j'aime sans crainte, je suis sûr d'être aimé.
--Vous aimez? dis-je un peu étonnée et encore plus curieuse.
--Je veux dire: s'il me plaisait d'aimer.
--Et... vous plaît-il quelquefois?»
«En faisant cette question d'un air fort détaché, je rougissais malgré
moi.
--Je n'en ai pas encore fait l'expérience.... (À trente ans, Claudie! le
crois-tu?) J'attends encore mon idéal. (Ma chère, il a un idéal, cet
hégélien!)
--Et votre idéal a sans doute une
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.