Boule de Suif | Page 9

Guy de Maupassant
perdre de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour laquelle il était né. On e?t dit qu'il établissait en son esprit un rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Révolution; et assurément il ne pouvait déguster l'un sans songer à l'autre.
M. et Mme Follenvie d?naient tout au bout de la table. L'homme, ralant comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions à l'arrivée des Prussiens, ce qu'ils faisaient, ce qu'ils disaient, les exécrant, d'abord, parce qu'ils lui co?taient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils à l'armée. Elle s'adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec une dame de qualité.
Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et son mari, de temps en temps, l'interrompait:
--Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en tenait aucun compte, et continuait:
--Oui, madame, ces gens-là ?a ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu'ils sont propres.--Oh non!--Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant des heures et des jours; ils sont là tous dans un champ:--et marche en avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là.--S'ils cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans leur pays!--Mais non, madame, ces militaires, ?a n'est profitable à personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre rien qu'à massacrer!--Je ne suis qu'une vieille femme sans éducation, c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le tempérament à piétiner du matin au soir, je me dis:--Quand il y a des gens qui font tant de découvertes pour être utiles, faut il que d'autres se donnent tant de mal pour être nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien Polonais, ou bien Fran?ais?--Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine nos gar?ons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on donne des décorations à celui qui en détruit le plus?--Non, voyez-vous, je ne comprendrai jamais ?a!
Cornudet éleva la voix:
--La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est un devoir sacré quand on défend la patrie.
La vieille femme baissa la tête:
--Oui, quand on se défend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait pas plut?t tuer tous les rois qui font ?a pour leur plaisir?
L'oeil de Cornudet s'enflamma:
--Bravo, citoyenne! dit-il.
M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu'il f?t fanatique des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait songer à l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu'on entretient improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il faudra des siècles pour achever.
Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. Le gros homme riait, toussait, crachait; son énorme ventre sautillait de joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.
Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha.
Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son épouse, puis colla tant?t son oreille et tant?t son oeil au trou de la serrure, pour tacher de découvrir ce qu'il appelait: ?les mystères du corridor?. Au bout d'une heure environ, il entendit un fr?lement, regarda bien vite, et aper?ut Boule de Suif qui paraissait plus replète encore sous un peignoir de cachemire bleu, brodé de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro tout au fond du couloir. Mais une porte, à c?té, s'entr'ouvrit, et, quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arrêtèrent. Boule de Suif semblait défendre l'entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau, malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, à la fin, comme ils élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait avec vivacité. Il disait:
--Voyons, vous êtes bête, qu'est-ce que ?a vous fait?
Elle avait l'air indigné et répondit:
--Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas; et puis, ici, ce serait une honte.
Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle s'emporta, élevant encore le ton:
--Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens dans la maison, dans la chambre à c?té, peut-être?
Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point caresser
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