Boule de Suif | Page 8

Guy de Maupassant
lanternes qui éclaira subitement jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et d'épouvante.
A c?té du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une fille en son corset, et portant sur le c?té sa casquette plate et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d'un h?tel anglais. Sa moustache démesurée, à longs poils droits, s'amincissant indéfiniment de chaque c?té et terminée par un seul fil blond, si mince qu'on n'en apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.
Il invita en fran?ais d'Alsacien les voyageurs à sortir, disant d'un ton raide:--?Foulez-vous tescentre, messieurs et tames??
Les deux bonnes soeurs obéirent les premières avec une docilité de saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant pied à terre, dit à l'officier: ?Bonjour monsieur?, par un sentiment de prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens tout-puissants, le regarda sans répondre.
Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille tachait de se dominer et d'être calme: le démoc tourmentait d'une main tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussatre. Ils voulaient garder de la dignité, comprenant qu'en ces rencontres-là chacun représente un peu son pays; et pareillement révoltés par la souplesse de leurs compagnons, elle, tachait de se montrer plus fière que ses voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance commencée au défoncement des routes.
On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'étant fait présenter l'autorisation de départ signée par le général en chef et où étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux renseignements écrits.
Puis il dit brusquement:--?C'est pien?, et il disparut.
Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commandé. Une demi-heure était nécessaire pour l'apprêter; et, pendant que deux servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte vitrée marquée d'un numéro parlant.
Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l'auberge parut lui-même. C'était un ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de Follenvie.
Il demanda:
--Mademoiselle élisabeth Rousset?
Boule de Suif tressaillit, se retourna:
--C'est moi.
--Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immédiatement.
--A moi?
--Oui, si vous êtes bien mademoiselle élisabeth Rousset.
Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément:
--C'est possible, mais je n'irai pas.
Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause de cet ordre. Le comte s'approcha:
--Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultés considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger; c'est sans doute pour quelque formalité oubliée.
Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les complications qui pourraient résulter d'un coup de tête. Elle dit enfin:
--C'est pour vous que je le fais, bien s?r!
La comtesse lui prit la main:
--Et nous vous remercions.
Elle sortit. On l'attendit pour se mettre à table.
Chacun se désolait de n'avoir pas été demandé à la place de cette fille violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le cas où on l'appellerait à son tour.
Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge à suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait: ?Oh! la canaille! la canaille!?
Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le comte insistait, elle répondit avec une grande dignité: ?Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler.?
Alors on s'assit autour d'une haute soupière d'où sortait un parfum de choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le ménage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par économie. Les autres demandèrent du vin; Cornudet réclama de la bière. Il avait une fa?on particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le considérer en penchant le verre, qu'il élevait ensuite entre la lampe et son oeil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point
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