irrésistible, et persuadé, avant tout, de la raison de
la force. Aussi reste-t-il fort léger en matière de sentiment.
Lisez les maximes du père d'Adolphe sur les femmes et les conseils
qu'il donne à son fils. Cela vous aidera beaucoup à comprendre le coeur
de Benjamin Constant.
Mais chez un capitaine de troupes suisses à la solde étrangère, ces
principes se doublent d'un positivisme genevois et d'une impassibilité
de gendarme qui comblent la mesure.
Le père de M. Benjamin Constant avait conservé le flegme flamand de
ses ancêtres. Il y joignait un mélange d'ironie et de timidité qui tuèrent,
dans l'âme de son fils, la facilité de l'abandon; une des plus précieuses
facultés, en ce qu'elle aide à supporter la vie et crée des sympathies.
L'abandon est comme la grâce, un don inestimable, un des précieux
joyaux des fées qu'on nomme l'amabilité.
Nous l'avons déjà vu dans Talleyrand, ces enfants sans mère et que le
caractère de leur père prive des épanchements du jeune âge, atteignent
souvent, dès l'enfance la plus tendre, une déplorable précocité. Le père
et le fils s'observaient. Quelquefois l'émotion les gagnait. Ils étaient sur
le point de se jeter dans les bras l'un de l'autre. Mais le père, gourmé
dans sa dignité, empêché par cette timidité qui envahit quiconque se
déshabitue d'être affectueux, attendait que son fils fît le premier pas. Et
le fils, bridé par l'apparente froideur du père, se tenait à distance.
Tous deux devinrent à ce commerce contraints, ironiques, réservés dans
leurs sentiments et superficiels dans leur langage.
À douze ans le jeune Benjamin Constant était un petit homme,
c'est-à-dire un petit monstre d'esprit, d'impertinence, d'expérience, de
rectitude dans le style. Son père n'était pas partisan de l'éducation de
collège. Il lui donna des précepteurs; mais la plupart échouaient contre
l'indocilité de leur écolier.
L'un d'eux pourtant, c'est M. Benjamin Constant qui l'a rapporté, réussit
à lui enseigner quelque chose.
«Il me proposa, dit-il, de nous faire à nous deux une langue qui ne
serait connue que de nous.»
Cette proposition enflamma l'imagination du jeune Benjamin Constant.
On se met à l'oeuvre et on commence par inventer un alphabet. C'était
le précepteur qui traçait les lettres de la langue nouvelle. Après les
lettres vint un dictionnaire. Quel charme de ranger ces mots de son
invention sous des lois grammaticales! On apprend vite quand la
passion s'en mêle.
Bientôt la langue à deux, la langue inconnue, se trouva complète, riche,
colorée, pleine d'une grandeur, d'une magnificence, d'une grâce à faire
pâlir tous les idiomes vulgaires.
Cette langue, c'était du grec!
Selon la propre expression de M. Benjamin Constant lui-même, son
précepteur avait réussi à lui faire apprendre le grec en le lui faisant
inventer.
Dans une lettre, fort curieuse, écrite de Bruxelles, 17 novembre 1779,
par le jeune Benjamin Constant à sa grand'mère, lettre citée par la
plupart de ses biographes, la précocité dont nous parlions plus haut,
apparaît dans toute sa sécheresse.
La première partie de cette lettre, dans laquelle il reproche à sa
grand'mère sa paresse d'écrire et l'oubli qu'elle fait de lui, est un
chef-d'oeuvre de raison et de sensibilité. Mais l'arrangement et l'ordre
des idées ont quelque chose de si parfait, qu'on dirait d'une épître dictée
par un professeur ou par un père.
Mais, après avoir continué à l'avenant sur ses études: qu'il s'accuse de
négliger, il arrive à cette phrase: «Je voudrais qu'on pût empêcher mon
sang de circuler avec tant de rapidité et lui donner une marche plus
cadencée. J'ai essayé si la musique pouvait faire cet effet: je joue des
adagio et des largo qui endormiraient trente cardinaux.»
Un poëte nerveux, une célébrité surmenée par les tiraillements de
l'amour-propre, les efforts de l'imagination, les irritations de la lutte,
raisonneraient-ils leurs sensations avec plus d'analyse?
Après un trait de grâce maniérée et d'esprit, car cet enfant a déjà de
l'esprit; «je crois, ma chère grand'mère, ajoute-t-il, en parlant de sa
légèreté, que le mal est incurable et qu'il résistera à la raison même; je
devrais en avoir quelque étincelle, car j'ai douze ans et quelques jours;
cependant je ne m'aperçois pas de son empire: si son aurore est si faible,
que sera-t-elle à vingt-cinq ans?»
Ne le croyait-on pas déjà à la tribune de la Chambre des députés? Voici
maintenant l'homme du monde et l'observateur.
«Savez-vous, ma chère grand'mère, que je vais dans le monde deux fois
par semaine! J'ai un bel habit, une épée, mon chapeau sous le bras, une
main sur la poitrine, l'autre sur la hanche; je me tiens droit et fais le
grand garçon tant que je puis. Je vois, j'écoute, et jusqu'à ce moment je
n'envie pas les plaisirs du grand monde; ils ont tous l'air de ne pas
s'aimer beaucoup.
Voici maintenant le joueur.--Je note chaque point de cette lettre, parce
que nous retrouverons tout
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