Bataille de dames | Page 9

Ernest Legouvé

LA COMTESSE. Tu lui en voulais[64] de te sauver?
LÉONIE. Mon pas de me sauver, mais de me sauver avec si peu de
respect! Imaginez-vous, ma tante, qu'il me prenait les mains pour me
les réchauffer ... qu'il me faisait respirer un flacon[65] ... je vous
demande si un domestique doit avoir un flacon ... et qu'il répétait sans
cesse comme il aurait fait pour son égale: Pauvre enfant! pauvre enfant!
Je ne pouvais pas répondre, parce que j'étais évanouie[66] ... mais
j'étais très en colère, en dedans. Et lorsqu'en ouvrant les yeux, je le
trouvai à mes genoux ... presque aussi pâle que moi, et qu'il me tendit la
main en me disant: Eh bien! chère demoiselle, comment vous
trouvez-vous? mon indignation fut telle que je répondis par un coup de
cravache dont je frappai la main qu'il osait me tendre ... puis je fondis
en larmes ... sans savoir pourquoi....
LA COMTESSE, avec un commencement d'inquiétude.[67] Eh bien!
après?

LÉONIE. Après? Jugez de ma surprise, de ma joie, quand je le vis se
relever en souriant ... découvrir sa tête avec une grâce charmante, et me
dire après m'avoir saluée: Que votre légitime orgueil ne s'alarme pas de
ma témérité, mademoiselle; celui qui a osé tendre la main à
mademoiselle de Villegontier, ce n'est pas Charles, le valet de chambre,
c'est monsieur Henri de Flavigneul, le proscrit.
LA COMTESSE. Ah! le malheureux! il se perdra!
LÉONIE. Se perdre, parce qu'il m'a confié son secret!
LA COMTESSE. Qui me dit que tu sauras le garder?
LÉONIE. Vous croyez mon coeur capable de le trahir!...
LA COMTESSE. Le trahir! Dieu me garde d'un tel soupçon!... mais
c'est ta bonté même, ce sont tes craintes qui te trahiront.
LÉONIE, avec élan. Ah! ne redoutez rien ... je serai forte ... il s'agit de
lui!
LA COMTESSE, vivement. De lui!
LÉONIE, avec abandon.[68] Pardonnez-moi! Je ne puis vous cacher ce
qui se passe dans mon âme.... Mais pourquoi vous le cacher, à vous? Eh
bien! oui, une force, une joie ineffable remplissent mon coeur tout
entier.... J'étais si malheureuse depuis quinze jours,[69] je ne pouvais
m'expliquer à moi-même ce que je ressentais ... ou plutôt je ne l'osais
pas: c'était de la honte, de la colère, je me sentais entraînée vers un
abîme, et cependant j'y tombais avec joie.
LA COMTESSE, avec anxiété. Que veux-tu dire?
LÉONIE. Je comprends tout, maintenant. Si j'étais aussi indignée
contre lui ... et contre moi, ma tante, c'est que je l'aimais!
LA COMTESSE, avec explosion. Vous l'aimez!
LÉONIE. Qu'avez-vous donc?

LA COMTESSE, froidement. Rien! rien! Vous l'aimez!
LÉONIE. Vous semblez irritée contre moi, chère tante.
LA COMTESSE, de même. Irritée ... moi ... non!... je ne suis pas
irritée.... Pourquoi serais-je irritée?
LÉONIE. Je l'ignore!... peut-être ... est-ce de ma confiance trop
tardive.... Je vous aurais dit plus tôt mon secret si je l'avais su plus tôt!
LA COMTESSE. Qui vous reproche votre manque de confiance?...
Laissez-moi ... j'ai besoin d'être seule!...
LÉONIE, avec douleur. Oh! mais ... vous m'en voulez![70] ...
LA COMTESSE, avec impatience. Mais non, vous dis-je.
LÉONIE. Vous ne m'avez jamais parlé ainsi! vous ne me dites plus ...
toi![71] ...
LA COMTESSE, avec émotion. Tu pleures?... Pardon, chère enfant,
pardon! Si je t'ai affligée, c'est que moi-même ... je souffrais ... oh!
cruellement!... je souffre encore.... Laisse-moi seule un moment, je t'en
prie!... (Elle regarde Léonie, puis l'embrasse vivement.) Va-t'en![72]
va-t'en!...
LÉONIE, en s'en allant. A la bonne heure,[73] au moins.... (Elle sort.)

SCÈNE XII
LA COMTESSE, seule.
Elle l'aime! Pourquoi ne l'aimerait-elle pas? N'est-elle pas jeune comme
lui? riche et noble comme lui?... Pourquoi donc souffré-je tant de cette
pensée? Pourquoi, pendant qu'elle me parlait ... ressentais-je contre elle
un sentiment de colère ... d'aversion, de ... Non, ce n'est pas possible!
depuis quinze jours ne veillais-je pas sur lui comme une amie ... ne lui

parlais-je pas comme une mère?... ce matin, ne l'ai-je pas remercié de
ce qu'il m'appelait ma soeur?... Ah! malgré moi le voile tombe!... ce
langage maternel n'était qu'une ruse de mon coeur pour se tromper
lui-même ... je ne cherchais dans ces titres menteurs de soeur ou de
mère qu'un prétexte, que le droit de ne lui rien cacher de ma tendresse.
Ce n'est pas de l'intérêt ... de l'amitié ... du dévouement ... c'est de
l'amour!... J'aime!... (Avec effroi.) J'aime!... moi! et ma rivale, c'est
l'enfant de mon coeur, c'est un ange de grâce, de bonté. Ah! tu n'as
qu'une résolution à prendre! renferme, renferme ta folle passion dans
ton coeur comme une honte, cache-la, étouffe-la.... (Après un moment
de silence.) Je ne peux pas! Depuis que ce feu couvert a éclaté à mes
propres yeux, depuis que je me suis avoué mon amour à moi-même ...
il croît à chaque pensée, à chaque parole!...
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