Bataille de dames | Page 6

Ernest Legouvé
répondre quand j'appelle Charles ... et ne pas dire: quoi? quand quelqu'un dit Henri.
HENRI. La vérité est que je n'y manque jamais.
LA COMTESSE. Puis, ne plus vous extasier devant les dessins de ma nièce, et ne pas répondre comme tout à l'heure: Je ne ferai plus que penser ce que j'ai dit! Hypocrite!... il[39] ne peut pas se décider à ne pas être charmant. Enfin, ne pas vous exposer, comme vous l'avez fait ce matin encore, malgré ma défense, en allant à Lyon. Mais, malheureux enfant! vous ne savez donc pas qu'il s'agit de vos jours?[40]
HENRI, gaiement. Bah!
LA COMTESSE. Tout est à craindre depuis l'arrivée du baron de Montrichard.
HENRI. Le baron de Montrichard!
LA COMTESSE. Oui ... le nouveau préfet ... il a la finesse d'une femme, il est rusé comme un diplomate, et avec cela actif, persévérant ... et pensez que c'est à moi peut-être qu'il doit sa nomination!
HENRI. Vous, comtesse? vous avez fait nommer un homme comme lui, dévoué pendant vingt ans, corps et ame, au Consulat et à l'Empire?[41]
LA COMTESSE. C'est pour cela! il est toujours dévoué corps et ame à tous les gouvernements établis, et il les sert d'autant mieux qu'il veut faire oublier les services rendus à leurs prédécesseurs ... aussi va-t-il vouloir signaler son installation par quelque action d'éclat.
HENRI. C'est à dire en faisant fusiller deux ou trois, pauvres diables qui n'en pensent mais[42] ...
LA COMTESSE. Non, il n'est pas cruel: au contraire! je sais même qu'il avait demandé une amnistie générale; mais l'idée de découvrir un chef de conspirateurs va le mettre en verve![43] il déploiera contre vous les ressources de son esprit ... votre signalement sera partout ... je le sais ... le premier soldat pourrait vous reconna?tre.
HENRI. Eh bien! vous l'avouerai-je? il y a dans ces périls, dans cette vie de conspirateur poursuivi ... je ne sais quoi qui m'amuse comme un roman! rien ne me divertit autant que d'entendre prononcer mon nom dans les marchés, que d'acheter aux crieurs des rues[44] ma condamnation, que d'interroger un gendarme qui pourrait me mettre la main sur le collet ... et de lui parler de moi.--Eh bien! monsieur le gendarme, ce Henri de Flavigneul, est-ce qu'il n'est pas encore pris?--Non, vraiment, c'est un enragé qui tient à la vie, à ce qu'il para?t. Dites-moi donc un peu son signalement, si vous l'avez?
LA COMTESSE. Mais vous me faites frémir!... Oh! les hommes! toujours les mêmes!... n'ayant jamais que leur vanité en tête; vanité de courage ou vanité d'esprit. Eh bien! tenez, pour vous punir, ou pour vous enchanter peut-être ... qui sait?... voyez cette lettre de votre mère ... savourez les traces de larmes qui la couvrent ... dites-vous que si vous étiez condamné, elle mourrait de votre mort ... ajoutez que si je vous voyais arrêté chez moi, je croirais presque être la cause de votre perte et que j'aurais tout à la fois le désespoir du regret et le désespoir du remords ... allons, retracez-vous bien toutes ces douleurs ... c'est du dramatique aussi, cela ... c'est amusant comme un roman. Ah! vous n'avez pas de coeur!
HENRI. Pardon!... pardon!... j'ai tort!... oui, quand notre existence inspire de telles sympathies, elle doit nous être sacrée: je me défendrai ... je veillerai sur moi ... pour ma mère ... et pour ... (Lui prenant la main.) et pour ma soeur![45]
LA COMTESSE. A la bonne heure![46] voilà un mot qui efface un peu vos torts. Pensons donc à votre salut ... cher frère ... et pour que je puisse agir, racontez-moi en détail ce coup de tête, dont me parle votre mère et qui vous a changé, malgré vous, en conspirateur.
HENRI. Le voici. Vous le savez, ma famille était attachée, comme la v?tre, à la monarchie, et mon père refusa de para?tre à la cour de l'empereur.
LA COMTESSE. Oui; il avait la manie de la fidélité, comme moi!
HENRI. Mais le jour où j'eus quinze ans: "Mon fils, me dit-il, j'avais prêté serment au roi, j'ai d? le tenir et rester inactif. Toi, tu es libre, un homme doit ses services à son pays; tu entreras à seize ans à l'école militaire, et à dix-huit dans l'armée." Je répondis en m'engageant le lendemain comme soldat et je fis la campagne de Russie et d'Allemagne.[47] C'est vous dire mon peu de sympathie pour le gouvernement que vous aimez ... et cependant, je vous le jure, je n'ai jamais conspiré ... et je ne conspirerai jamais! parce que j'ai horreur de la guerre civile, et que, quand un Fran?ais tire sur un Fran?ais, c'est au coeur de la France elle-même qu'il frappe! Il y a un mois pourtant, au moment où venait d'éclater la conspiration du capitaine Ledoux,[48] j'entre un matin à Lyon; je vois rangé sur la place Bellecour un peloton d'infanterie, et avant que j'aie pu demander
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