Bataille de dames | Page 5

Ernest Legouvé
... trente-trois! Oui, chère fille, trente-trois ans! L'année prochaine, je n'en aurai peut-être plus que trente-deux ... mais maintenant ... voilà mon chiffre! Hein!... quelle vieille tante tu as là....
LéONIE. Vieille!... chaque matin je ne forme qu'un voeu, c'est de vous ressembler!
LA COMTESSE. Ce que tu dis là n'a pas le sens commun; mais c'est égal, cela me fait plaisir.... Eh bien! voyons, mon élève, car j'ai promis à ta mère de te faire travailler ... as-tu dessiné ce matin?
LéONIE. J'étais descendue pour cela dans ce salon, et devinez qui j'ai trouvé tout à l'heure devant mon chevalet, et regardant votre portrait?...
LA COMTESSE. Qui donc?...
LéONIE. Monsieur Charles.
LA COMTESSE. Eh bien?...
LéONIE. Eh bien! ma tante, figurez-vous qu'il disait: C'est charmant!
LA COMTESSE. Et cela t'a rendue furieuse!...
LéONIE. Certainement!... Un domestique! est-ce qu'il doit savoir si un dessin est joli ou non?...
LA COMTESSE, riant. Oh! petite marquise![27]
LéONIE. Ce n'est pas tout! croiriez-vous, ma tante, qu'il chante?
LA COMTESSE. Eh bien! s'il est gai,[28] ce gar?on!... Est-ce que Dieu ne lui a pas permis de chanter comme à toi!
LéONIE. Mais ... c'est qu'il chante très bien! voilà ce qui me révolte!
LA COMTESSE. Ah!... ah!... conte-moi donc cela!
LéONIE. Hier, je me promenais dans le parc. En arrivant derrière la haie du bois des Chevreuils, j'entends une voix qui chantait les premières mesures d'un air de Cimarosa,[29] mais une voix charmante, une méthode pleine de go?t.... Je m'approche ... c'était monsieur Charles!
LA COMTESSE. En vérité!
LéONIE, avec dépit. Vous riez, ma tante; eh bien! moi, cela m'indigne ... je ne sais pas pourquoi, mais cela m'indigne! Comment distinguera-t-on un homme bien né[30] d'un valet de chambre, s'ils sont tous deux élégants de figure, de manières ... car, remarquez, ma tante, qu'il est tout à fait bien de sa personne,[31] et lorsqu'à table il vous sert, qu'il vous offre un fruit, c'est avec un choix de termes, un accent de bonne compagnie[32] qui me mettent hors de moi[33] ... parce qu'il y a de l'impertinence à lui à s'exprimer aussi bien que ses ma?tres! cela nous déconsidère,[34] cela nous.... (Avec impatience.) Enfin, ma tante, je ne sais comment vous exprimer ce que je ressens, mais moi, qui suis bienveillante pour tout le monde, j'éprouve pour cet insolent valet une antipathie qui va jusqu'à l'aversion, et si j'étais ma?tresse ici, bien certainement il n'y resterait pas!
LA COMTESSE, gaiement. Là ... là ... calmons-nous! avant de le chasser, il faut permettre qu'il s'explique, ce gar?on.... (Elle sonne.)
LéONIE. Est-ce pour lui que vous-sonnez, ma tante?
LA COMTESSE. Précisément!... (A un domestique qui entre.) Charles est-il là?
LE DOMESTIQUE. Oui, madame la comtesse.
LA COMTESSE. Qu'il vienne!... (Le domestique sort.)
LéONIE. Mais ma tante ... qu'allez-vous lui dire?
LA COMTESSE. Sois tranquille!
LéONIE. Te ne voudrais pas qu'il cr?t que c'est à cause de moi que vous le grondez!
LA COMTESSE, gaiement. Pourquoi donc? ne trouves-tu pas qu'il t'a manqué de respect?...

SCèNE IV
LES PRéCéDENTS, CHARLES.
CHARLES. Madame, m'a appelé?...
LA COMTESSE. Oui. Approchez-vous, Charles; vous me forcerez donc toujours à vous adresser des reproches. Pourquoi vous êtes-vous permis...
LéONIE, bas à la comtesse. Il ne savait pas que j'étais là[35] ...
LA COMTESSE, à Léonie. N'importe!... (A Charles.) Pourquoi vous êtes-vous permis de vous approcher de mon portrait, du dessin de ma nièce, et de dire ... qu'il était charmant....
CHARLES. J'ai dit qu'il était ressemblant, madame la comtesse.
LA COMTESSE. C'est précisément ce mot qui est de trop: approuver c'est juger; et on n'a le droit de juger que ses égaux.
CHARLES. Je demande pardon à mademoiselle de l'avoir offensée ... à l'avenir, je ne ferai plus que penser ce que j'ai dit.
LA COMTESSE. C'est bien....
LéONIE, à part. Du tout,[36] c'est mal! voilà encore une de ces réponses qui m'exaspèrent....
LA COMTESSE, à Charles. Avez-vous préparé la petite ponette de mon frère, comme je vous l'avais dit?
CHARLES. Oui, madame.
LA COMTESSE. Eh bien! ma chère Léonie, le temps est beau, va mettre ton habit de cheval, et tu essaieras la ponette dans le parc.
LéONIE. Avec vous, chère tante?...
LA COMTESSE. Non, avec mon frère ... et Charles vous suivra.
LéONIE. Mais ...
LA COMTESSE. Il est fort habile cavalier, et son habileté rassure ma tendresse pour toi!
LéONIE. J'y vais, chère tante.... (En s'en allant.) Ah! je le déteste![37]

SCèNE V
LA COMTESSE, HENRI, sous le nom de Charles.
LA COMTESSE. Eh bien! méchant enfant,[38] vous ne serez donc jamais raisonnable.
HENRI. Grondez-moi, vous grondez si bien!
LA COMTESSE. Vous ne me désarmerez pas par vos cajoleries! Vous exposer sans cesse à être découvert ou par Léonie ou même par un de mes gens ... aller chanter un air de Cimarosa dans le parc; et le bien chanter encore....
HENRI. Ce n'est pas ma faute; je me rappelais toutes vos inflexions.
LA COMTESSE. Taisez-vous!... vos flatteries me sont insupportables ... ingrat!... je ne vous parle pas seulement pour moi qui vous aime en soeur ... mais pour votre pauvre mère....
HENRI. Vous avez raison!... voyons, que dois-je faire?
LA COMTESSE. D'abord,
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