venus pour s'entendre avec mon père au sujet de la
décoration de la rue. M. Beaudrain déclare, peut-être pour calmer un peu M. Pion,
toujours furieux contre le père Merlin, qu'il a encore en sa possession les lanternes
vénitiennes qui lui ont servi en 48.
--Ah! en 48. «Des lampions! Des lampions.»
Et, tous les souvenirs guerriers de ces messieurs leur revenant en mémoire, ils remettent
sur le tapis des histoires que je connais par coeur: le gigot de Louis-Philippe au bout des
baïonnettes, les barricades, une femme aux longs cheveux dénoués brandissant une
escopette qui avait frappé tout particulièrement M. Beaudrain, et un jeune voyou, porté
par les cheveux, à bras tendu, par un municipal à cheval, dont l'image ne peut s'échapper
du cerveau de mon père.
On en oublie un peu les illuminations, le départ des soldats.
--Ainsi, papa, tu es bien de mon avis, demande Louise à mon père, quand nous sommes
seuls, il faut défendre à Jean de retourner chez le père Merlin.
--Oh! je n'y retournerai pas!
--Alors, tu vois bien, fait mon père, que ce n'est pas la peine de le lui défendre...
D'ailleurs, ajoute-t-il, je ne suis pas d'avis de me brouiller avec quelqu'un pour des bêtises,
pour de la politique...
Des bêtises! Des insultes lancées à notre brave armée, à ceux qui nous gouvernent, qui
vont nous mener à la victoire, comme disait tout à l'heure M. Pion? Des bêtises! les
injures de ce vieux brigand de républicain qui ne respecte rien et qui n'a confiance en
personne?...
Mon père n'a pas de nerf.
IV
C'est aujourd'hui que part le dernier régiment caserné dans la ville: un régiment de ligne.
Léon et moi, nous avons été l'attendre sur la place du Marché pour l'accompagner jusqu'à
la gare.
C'est épique le départ des troupes. Jamais je n'ai éprouvé ce que j'éprouve. Il y a dans l'air
comme un frisson de bataille et le soleil de juillet qui fait briller les armes et étinceler les
cuirasses, vous met du feu dans le cerveau. La terre tremble au passage de l'artillerie qui
va cracher la mort, et le coeur saute dans la poitrine pendant que rebondissent sur les
pavés les lourds caissons aux roues cerclées de fer, pendant que s'allongent au-dessus des
affûts les canons de bronze à la gueule noire. Les musiques jouent des hymnes guerriers,
on chante la Marseillaise, l'or des épaulettes et les broderies des uniformes éclatent au
soleil, les drapeaux clapotent aux hampes où l'aigle ouvre ses ailes, les fers des chevaux
luisent comme des croissants d'argent et l'on sent planer au-dessus de cette masse
d'hommes parés pour le combat, au-dessus de ces bêtes de chair et de fer qui vont se ruer
à la bataille, quelque chose de terrible et de grand, qui vous bouleverse. Le sang gonfle
les veines, la fièvre vous brûle, et il faut crier, crier, crier encore, pour ne pas devenir fou.
Ah! j'ai crié: «A Berlin!» depuis quelques jours. Je m'en suis donné à coeur-joie. J'en ai
presque attrapé une extinction de voix. Pourvu que je puisse encore acclamer le régiment
qui va venir...
--Est-ce qu'il va se décider, à la fin? demande Léon qui s'impatiente. Si nous allions un
peu plus loin?
--Mais non, mais non, nous sommes bien ici.
C'est jour de marché, aujourd'hui. La place est pleine de paysans qui ont apporté leurs
légumes; leurs étalages sont sous les arbres, et, par-ci par-là envahissent les trottoirs.
Nous nous sommes casés entre une marchande de salade et un vieux marchand d'oignons
qui guette les clients à quatre pattes. Il est obligé de se tenir à quatre pattes parce que, à
chaque instant, un oignon se détache du tas et roule sur le bitume; le vieux n'a qu'à
étendre la main pour le ratteindre. C'est un malin, ce vieux-là.
Bon! un oignon qui roule. Le marchand se précipite pour le rattraper; mais un officier qui
passe, botté et éperonné, vient de mettre le pied dessus. Il glisse et tombe sur le genou.
Le vieux retire sa casquette.
--Pardon, excuse, mon officier.
L'officier se relève, saisit sa cravache par le petit bout et, à toute volée, envoie un coup de
pommeau sur le crâne dénudé du vieux qui tombe à la renverse. Du sang jaillit sur les
oignons.
--V'là l'régiment! crie Léon.
La musique éclate au bout de la rue. Nous nous précipitons.
--As-tu vu ce pauvre vieux?
--C'est bien fait. Il n'avait qu'à faire attention à ses oignons. Si l'officier s'était cassé la
jambe, hein?
Je ne réponds pas. Je suis trop occupé à regarder les soldats que nous escortons sur le
trottoir, marchant au pas, en flanqueurs.
Les soldats, eux, ne marchent pas trop au pas: le trouble et l'enthousiasme, la joie d'aller
combattre les Prussiens, l'émotion inséparable d'un départ--un tas de choses.--Il y

Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.