Bas les coeurs! | Page 3

Georges Darien
révolutionner sa propriété. Il n'est question que de changement, de
transformation, de dérangement. Et Jules qui trouve ça tout naturel! Il renverserait sa
maison pour les beaux yeux de Louise. Ah! s'il la connaissait comme moi...
--Viens-tu arroser les fleurs avec moi? me demande Léon.
--Mais non. Il fait encore trop chaud.
La vérité, c'est que je ne veux pas quitter les grandes personnes. Elles vont certainement

parler de la guerre, des Prussiens, et je ne veux pas perdre un mot de ce qu'elles vont dire.
J'attends une bonne heure, prêtant l'oreille, tout en faisant semblant de m'intéresser aux
fleurs, aux arbustes. Rien; ils n'ont parlé de rien; ça a joliment l'air de les occuper, la
guerre! Dieu de Dieu! comme je m'ennuie!
Nous nous en allons, quand mon père se tourne vers Jules.
--Croyez-vous? Cette vieille canaille de Thiers qui ne trouvait pas de motif avouable de
guerre?
--Ah! Gambetta a marché, lui, répond Jules. Décidément, c'est mon homme.
--Peuh! un drôle de pistolet!
Et mon père fait un geste de mépris pendant que ma soeur pince les lèvres.
--Oh! moi, vous savez, reprend vivement Jules tout rougissant, je m'occupe si peu de
politique...
--C'est comme moi, dit Mlle Gâteclair.
J'ai demandé la permission de rester une heure de plus pour aider Léon à arroser les fleurs.
Je l'entraîne dans un coin du jardin.
--Est-ce que Jules t'a parlé de la guerre?
--Oui.
--Qu'est-ce qu'il t'a dit?
--Que c'était bien embêtant.
--Et ta tante t'en a-t-elle parlé?
--Oui.
--Qu'est-ce qu'elle t'a dit?
--Que c'était bien malheureux.
Ah! comme on voit qu'ils ne s'occupent pas de politique!
***
Le soir, après dîner, j'ai ma revanche. Les voisins font invasion chez nous. M. Pion,
d'abord, le capitaine en retraite qui entre en criant:
--Hein! qu'est-ce que je vous disais, Barbier? Ça finit-il par la guerre, oui ou non, cette

question Hohenzollern?
Et Mme Pion ajoute, en retirant son chapeau:
--Les Prussiens se figuraient, parce qu'ils ont été vainqueurs à Sadowa, qu'ils allaient
nous avaler d'une bouchée! On n'a pas idée d'une pareille insolence.
Et s'asseyant à côté de ma soeur, près de la fenêtre:
--Vous comprenez bien, mon enfant, qu'à Sadowa, comme le dit si bien mon mari, les
Prussiens n'avaient aucun mérite à vaincre: ils avaient le fusil à aiguille. Nous, avec le
Chassepot, je vous réponds...
Puis, c'est M. Legros, l'épicier, qui entre en riant aux éclats.
--Avez-vous vu comme le marquis de Piré a cloué le bec à Thiers, au Corps législatif? Il
lui a dit: «Vous êtes la trompette des désastres de la France. Allez à Coblentz!» Il lui a dit:
«Allez à Coblentz!» Elle est bien bonne?
--Savez-vous ce qu'on leur promet, là dedans, aux opposants? demande M. Pion en
frappant sur un numéro du Pays qu'il tire de sa poche: le bâillon à la bouche et les
menottes au poignet. Si j'étais quelque chose dans le gouvernement, ce serait déjà fait,
ajoute-t-il en caressant sa grosse moustache.
--Bah! laissez-les donc faire, dit Mme Arnal, qui fait son entrée à son tour. Tenez, j'arrive
de Paris. Savez-vous ce qu'on fait dans les rues? On crie: «A Berlin! à Berlin!...» Près de
la gare, je vois un rassemblement. J'approche. Savez-vous ce que c'était? Un médaillé de
Sainte-Hélène, messieurs, qui pleurait à chaudes larmes au milieu de la foule... Il pleurait
de joie, le brave homme! Vrai, j'ai eu envie de l'embrasser.
Ah! je comprends ça. Ça devait être beau. Mon enthousiasme augmente de minute en
minute. Il est près de déborder. Je voudrais être assez grand pour crier: à Berlin! dans la
rue. Oh! il faudra que je me paye ça un de ces jours.
Les idées guerrières tourbillonnent dans mon cerveau comme des papillons rouges
enfermés dans une boîte. J'ai le sang à la tête, les oreilles qui tintent, il me semble
percevoir le bruit du canon et des cymbales, de la fusillade et de la grosse caisse; ce n'est
que peu à peu que j'arrive à comprendre M. Pion qui donne des détails.
Ah! les Prussiens peuvent venir. Nous les attendons. Nous sommes prêts: jamais le
service de l'intendance n'a été organisé comme il l'est, nos arsenaux regorgent
d'approvisionnements de tout genre; nous pouvons armer cinq cent mille hommes en
moins de dix jours et notre artillerie est formidable.
--Et puis, s'écrie M. Legros, nous avons la Marseillaise!
--Bravo! Bravo! s'écrient Mme Arnal et ma soeur.

Et elles se précipitent vers le piano.
--Non, non, je vous en prie, murmure Mme Pion qui se pâme. Pas de musique ce soir, je
vous en prie. Je suis tellement énervée! Tout ce qui touche à l'armée, à la guerre,
voyez-vous, ça me remue au delà de toute expression. Ah! l'on n'est pas pour rien la
femme d'un militaire...
--Vive l'Empereur! crie M. Pion.
--Tiens! j'ai une idée, fait mon père
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